Les archives des commentaires poétiques de Mohamed Salah Ben Amor :2- Les poèmes d’Alain Minod : 2-5 : Le poids de la pluie

Alain Minod

 

Au grand harnais des nuages

Le vent tire un souffle

Puis s’arrête

Les ayant tous rassemblés

 

Des enfants lancent leurs voix

Au cœur du silence …

Les a-t-il entendus ?

 

Acre et fauve odeur …

Froid précipité …

 

Désarçonnée : l’enfance ?

Plus un cri – plus un appel …

Seul un corbeau fait Grincer un son

 

Froissement léger

Puis crissement

Dans les arbres

 

Rideau de brume

Entièrement fermé

A la montagne

 

Le temps s’enroule – fébrile –

Derrière les fenêtres closes

De l’horizon

 

O les fleurs qui se penchent …

Le poids de la pluie …

Le temps – alors –

Pèse lourd

Mais il ramasse sur elles-mêmes

Les intimités – habituellement

Glaneuses sous le soleil –

 

Il froisse la présence

Mais déplie les souvenirs

Du jour

 

Le soir s’avance

Sans transition

Vers la nuit –

Poussant les désirs amoureux

A éclore  O – même cachée –

La montagne Les couve

 

Et tant de monde 

Rentre en lui-même

Seule – la misère

Doit étouffer

Ses plaintes

Et se plier

A l’horizon disparu 

Sous un ciel mate

De larmes

 

Le poème que nous allons lire ensemble aujourd’hui appartient à un genre  qui a apparu historiquement à la fin des années soixante au sein du groupe avant-gardiste nommé  Tel quel établi à Paris et dirigé par Philippe Sollers. Partant, d’un côté, de la conception aristotélicienne de l’art qui le considère comme une représentation du réel par le biais de l’imitation et qui a influencé profondément la production artistique mondiale depuis l’antiquité jusqu’à nos jours  et, de l’autre, du principe que la langue humaine reflète le monde extérieur, en raison de la structure spécifique  du cerveau adaptée à ce monde,  les écrivains de ce groupe ont essayé de rompre toute relation entre la langue qu’ils utilisent et leurs intentions au moment de l’écriture,  donnant ainsi naissance à une langue qui ne véhicule pas, du moins en apparence, les idées de ce celui qui écrit ( qu’ils dénommèrent “écrivant” ) donc une langue qui n’est plus un simple moyen de communication mais qui dit et signifie par elle-même et accomplissant, de la sorte, un acte d’écrire qu’ils qualifièrent  d’”intransitif”  .Ce que nous constatons clairement dans ce poème  à travers lequel se profile un monde, bien qu’il ait les mêmes constitution et composition  que le monde réel  et qu’il abrite les mêmes êtres et les mêmes éléments ( vent – nuage-montagne-  horizon – fleur- pluie – corbeau- enfants – soir …etc….. ), la nature de ces êtres et éléments des deux points de vue conscience et animation et les relations qu’ils entretiennent entre eux est tout à fait différente .Ainsi le vent est doté de la faculté de penser,  du pouvoir d’agir délibérément  (au grand harnais des nuages le vent tire un souffle puis s’arrête les ayant tous rassemblés ) et du sens de l’ouïe (des enfants lancent leurs voix au cœur du silence …les a-t-il entendus ?).Il en est, à peu près, de même pour le Temps (le temps – alors – pèse lourd mais il ramasse sur elles-mêmes les intimités – habituellement glaneuses sous le soleil – Il froisse la présence mais déplie les souvenirs du jour) et le soir (Le soir s’avance sans transition vers la nuit – poussant les désirs amoureux à éclore). Néanmoins , cette compétence qu’a acquise la langue de signifier par elle-même,  si on lui doit la création de ce monde merveilleux et fascinant – ce qui a eu pour effet de faire foisonner les écarts et les images de pure création et de purifier à fond la langue du poète des sens communs- il est impensable qu’elle ait rompu toute relation avec l’âme du poète et ses intentions au moment de l’écriture,  car tout , au contraire , laisse entrevoir une véritable projection de  sa psyché sur le monde réel , lequel se trouve , par conséquence , transformé en un univers spécifique dont les caractéristiques saillantes sont : premièrement une sensibilité presque maladive touchant tous les sens ( vision : nuages – montagne- fleurs- arbres …toucher : froid –  goût : âcre – odorat : odeur– ouïe : souffle – voix-silence – cri – son …etc.)  à l’égard du temps pluvieux et qui  s’était peut-être constituée  à la première enfance, la deuxième  est une mélancolie acerbe doublée d’un mécontentement du présent et d’une phobie de futur  (tant de monde  rentre en lui-même seule  la misère doit étouffer ses plaintes et se plier à l’horizon disparu  sous un ciel mate de larmes).En un mot , un bon spécimen de poésie expérimentale dont l’objectif premier est d’écrire en dehors des normes préétablies et en l’absence de tout modèle préconçu !

 

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