Le colloque d’Ichraq éditions et de « Culminances » sur le poète feu Abdallah Malek Gasmi :Réflexions sur le recueil d’Abdallah Malek Gasmi États de l’homme brumeux par : Manoubia Ben Ghedahem

 

Ce papier n’est aucunement une étude exhaustive de tout le recueil d’Abdallah Malek Gasmi, il est juste un ensemble de réflexions qui ouvrent sur des pistes de lecture.

Nous allons d’abord décrire ce recueil, puis nous aborderons le survol de son contenu.

Introduction : Description et date de parution:

Le recueil, États de l’homme brumeux, est dédié à Hager, la fille du poète. Il se compose de 6 unités poétiques : « 1- Chagrins, 2- Stries(1), 3- Flammes, 4-Couleurs, 5- Sons, 6- Torches(2)». Les poèmes sont écrits, selon la note en tête de l’ouvrage(3) entre 1993 – 1999. La première publication, éditée par al maktaba al moutaouassitia – Tazarka, date de décembre 1999.

La première partie se compose de 5 poèmes, la 2e de 8 avec le poème qui a donné son titre à tout le recueil « Homme brumeux», « A un enfant qui me ressemble» et un dernier qui est plus long (40 vers) « La cigogne de pierre». On y trouve les premiers poèmes qui portent des noms propres : «Saliha » et «Khaled Ennajar ». La 3e partie se compose de 6 poèmes, dont « Aime-moi», celui qui a été choisi par Gasmi lui-même comme ultime message de tout le recueil. Il y a 7 poèmes dans la 4e partie, intitulée « Couleurs », dont le dernier poème «Porcelaine des sons», et qui est le plus long de tout le recueil avec ses 56 vers, sert à introduire la section suivante « Sons» et ses 6 poèmes. La dernière se compose de 4 courts poèmes qui sont des réécritures de poèmes d’Anton Buttigieg, poète maltais et 2e président de Malte(4). Il a intitulé cette section « أقباس» qui peut signifier tout aussi bien «torches» qu’« emprunts ».

Dans tout ce recueil, il retrace un cheminement ascendant qui, partant des douleurs de la création et de « l’enfantement », décrit l’élévation qui confine à la transcendance, mais qui aboutit à la pétrification et stoppe l’envol, partant la création. Il retrace les différents états psychologiques du poète lors de l’écriture de son recueil et il relie son expérience à celles d’autres poètes et artistes.

On retrouve, dans cette œuvre, les techniques de l’écriture classique arabe, avec le recours au vers classique(5) et le poème moderne, avec ses vers de facture libre(6).

Voyons un peu le contenu du recueil:

On y trouve deux parties différentes : une première consacrée à l’expérience personnelle du poète et l’autre consacrée aux expériences d’autres poètes ou artistes et à l’expérience commune.

1) L’expérience poétique personnelle de Gasmi :

  1. a) Elle est caractérisée par un mouvement ascendant dans la quête du poème. Cette partie se compose elle-même de deux moments, celui qui précède le verbe « nos poèmes»(7), et le premier mot qui ouvre tout le recueil est «avant», accompagné du passé « nous étions».

Tout le premier poème décrit cet état d’infans, d’avant la parole, caractérisé par la souffrance :

« Combien de fois est mort le poète, étranglé par les fils du mot»(8)

Dans cet état, tout à coup, « luit l’éclair»(9) la lumière se fait. Autant ce qui précédait est détaillé, longuement détaillé, autant ici, intervient l’éclair, la naissance du poète qui apparaît dans le passage du nous et du passé «nous étions »(10) au je, à la première personne du singulier au présent « je suis»(11). Et il se définit «coq »(12), « étoile»(13) mais réunis tous deux dans un adjectif : « égorgé». La mort apparaît ici comme sacrificielle, nécessaire, une déchirure pour lui permettre d’atteindre l’élévation et le chant poétique devient une élégie(14).

  1. b) Cette première expérience, celle de la naissance du poète, permet à celui-ci de s’élever, au-dessus de la condition de l’homme et d’accéder à un autre état, transcendant, c’est celui du prophète, c’est-à-dire, le messager, celui qui participe de ce monde et d’un autre, supérieur(15).

Il relie entre sa naissance, son état « d’enfant » et celui de « prophète », tous deux, dans notre imaginaire, portant l’empreinte de l’innocence et de la pureté. Ce changement d’état se fait au prix d’une amnésie «j’ai perdu mon livre / et ma mémoire » qui lui permet d’aller au devant du poème « je me suis dirigé vers toi / pressant le pas», ou plus justement, au-devant de l’incandescence du vers, exprimé ici par «  بيت الحريق».

La polysémie de « بيت» permet ici d’y voir le « cœur du feu », mais aussi le « vers poétique ». Cette course vers l’incandescence, vers l’embrasement a un côté religieux qui rappelle le désir des soufis et leurs danses, leur abandon dans l’élévation pour accéder à l’extase extrême et se perdre dans l’être suprême.

  1. c) Dans le 3e poème, celui qui a donné son titre à tout le recueil, nous avons une description de ce poète qui vient de naître.

C’est « un homme brumeux », est-ce à dire sorti des brumes ? Fait de brumes ? Impossible de trancher, surtout que l’indéfini renforce cette interrogation.

Il nous ramène vers le titre de tout le recueil qui n’est en fait qu’Etats de l’homme brumeux. On remarque que :

1- il est question des états, un pluriel qui dénote de changements, à chaque fois un état, l’être n’est pas un, défini, mais pluriel, changeant, protéiforme.

2- l’homme brumeux, la brume est la rencontre entre lumière et obscurité, là où les formes s’estompent et le flou règne. La brume est aussi promesse de pluie. Elle est, en outre, corollaire de la mélancolie, du spleen et du mal de vivre.

Le poète n’est pas comme n’importe quel individu, un, défini, il est différent, il passe par des états qui le changent.

Pour le décrire, Gasmi recourt à une opposition entre le poète qui se lève et marche (même difficilement) et la nature qui ne s’éveille pas. Le même verbe  « se lève» est repris, une fois au sens positif et 3 autres fois au sens négatif. Le réveil est pour l’homme, ce qui apparaît dans les verbes d’action « se lève, il marche, poussé», mais ce réveil est pénible, comme le traduisent les adjectifs «seul, chancelant, nu» à sens coercitif, exprimant la difficulté du mouvement. Être poète n’est pas aisé et c’est une fatalité qui apparaît dans l’emploi de « seul » et de la forme passive « être poussé».

  1. d) L’étape suivante nous ramène à la souffrance première, celle générée par l’impossibilité d’écrire. Elle est symbolisée par l’envol stoppé de « La cigogne de pierre»(16).

Le poète décrit la statue qui orne l’entrée de la ville de Béjà, où 3 cigognes, sur le point de s’envoler, sont emprisonnées dans la pierre, figées, incapables de se mouvoir ou de faire entendre leur voix.

La cigogne est présentée comme une partie du poète «nous étions», et lui, comme elle, se retrouve emprisonné, dans la «pierre» et dans des espaces confinés «bar, la gare, le ciel bas». Son emprisonnement à lui est même pire, car il en est conscient, d’ailleurs il le dédouble, entre murs et fumées, dans « les fumées du bar».

L’acte d’écrire, la création poétique, comme l’envol sont suspendus, et ce qui ne devait être qu’un instant,

« une courte histoire servie dans un battement d’ailes»(17)

acquiert, avec la pétrification et le figement, une durée.

À cause de la minéralisation des chairs, nous assistons à un phénomène de stérilisation du volatile, qui se retrouve sans voix, et de l’homme, qui se retrouve dans l’impossibilité d’écrire. Ceci est exprimé, dans ce poème, par le petit nombre de verbes (donc peu d’actions), en comparaison avec celui des adjectifs (qui expriment les états). Il présente toute une série d’adjectifs négatifs, traduisant l’immobilité et la stérilité « enchaîné, éteint, sec…»

Le poète est présenté comme une conscience piégée dans le minéral, condamnée au silence et torturée par son incapacité à se libérer de ses liens. Ces textes sont écrits entre 1993 et 1999 et ceci nous rappelle la condition de l’intellectuel, de l’artiste en cette période chez nous et dans le reste du monde arabe, condamné, par la censure d’une dictature sans pitié, au silence.

2) L’expérience créatrice des autres,l’expérience commune.

Comme il n’arrive pas à prendre son envol et à créer / CRIER, il passe en revue d’autres expériences, celles de poètes ou d’artistes. Des poèmes sont réservés à la chanteuse Saliha(18), au poète Khaled Ennajar(19), mais la part est faite belle aux peintres dans la section IV, intitulée Couleurs, avec Le peintre(20), au peintre Amine Sassi(21), Strass Machine(22), Ibtissem Louise Thérèse(23), etc. Cette section s’achève avec le poème « Porcelaine des sons» qui sert à introduire la section suivante « Sons».

Ici, nous allons juste donner quelques remarques :

  1. Dans les sections suivantes, Gasmi sort de son expérience personnelle, si douloureuse et qui l’enferme dans le minéral, pour découvrir celles d’autres artistes. Leurs créations leur ont donné le moyen de dépasser la mort puisqu’elles leur ont accordé la reconnaissance des hommes. Ce sont des éclats de lumières :

« des astres dans sa main qui paradent entre ombres et lumières»(24),

des créatures se mouvant dans l’eau :

«des juments qui galopent dans l’eau sans se mouiller(25) »,

de belles couleurs :

« des couleurs qui étalent leurs splendeurs …».

En voici quelques exemples.

Le poème Saliha est très court, avec des vers qui sont eux aussi très courts, fluide grâce à la présence de la labiale « m», plein de liquide, car le son « ma » en arabe renvoie à l’eau.  Il contient aussi des images empruntées au monde du vin et de l’eau, « coule, surnage, remonte à la surface, arrivé à maturité » et de l’élément du feu « Les flammes». La jonction de ces éléments est génératrice de vie et elle permet à l’art de dépasser le temps et de défier la mort «ma vieille demeure », de « surnager» et de s’élever dans le ciel, chose interdite aux cigognes pétrifiées dans le poème qui précède.

Quant aux deux poèmes Khaled Ennajar (II, 28) et Le livre des Berbères (IV, 54) ce sont des élégies.

Dans le premier, il pleure le poète dans des phrases nominales négatives «ni femme ni vent ni pluie » suivies par des interrogations «comment… pourquoi ». L’image de coque vide qui s’en dégage est une dénonciation de la mort, de la solitude de l’artiste mort ou vivant.

Dans le second poème, on retrouve la pétrification «pierres » qui matérialise ici la mort et l’oubli de l’artiste « tombeau oublié». L’enfouissement est rendu par «sous » et le vers 2 qui est repris 2 fois «au fond du Sahara ». La tombe, elle aussi, est un espace de clôture redondant par l’image du cercueil « cette boîte en bois» et, à l’instar des hommes, elle n’est pas consciente de la valeur de celui qui l’habite. Le cercueil n’enferme pas uniquement un cadavre mort, mais tout ce qui fait l’artiste. Nous avons ici ce qu’on a l’habitude de présenter comme une définition en extension de ses outils :

« où est mon encrier / et le soufre rouge  et mes plumes / où… sont mes couleurs pastels ? »

Dans ce poème, il n’exprime pas uniquement la plainte du poète, mais celle des artistes en général.

  1. b) Femme et création

Dans la troisième section « Flammes», il y a une redondance du pronom personnel singulier «tu », dans sa forme féminine.

Dans le poème « Cet éclair»(26), il crée une confusion : qui est l’interlocuteur ? Est-ce la poésie ou est-ce la femme ? Cette confusion voulue rapproche entre elles deux, jusqu’à les confondre. Elles deviennent interchangeables, l’une et l’autre sont égales pour le poète. Ce poème a pour but de dénoncer le vide que crée, en l’auteur, l’absence de la femme et celle de la poésie. Les deux viennent en un « éclair »(27) leur départ abolit le temps en le suspendant «ni demain ni aurore» et il laisse une impossibilité d’oublier « toujours là dans mes veines».

Ce court poème fait de la femme un symbole de la poésie, car toutes deux sont source de vie, de fécondité et de création. Elles s’opposent à la stérilité du minéral, mais leur départ participe à la pétrification et la minéralisation stérilisante du poète.

Les deux autres poèmes, «Dernières flammes» et «Aime-moi », sont habités par une sorte d’écho qui rappelle Kabani. Ces deux poèmes d’amour, dédiés à la femme à laquelle il s’adresse directement «Tu / toi » et répète 3 fois «aime-moi ». Cet emploi de l’impératif est une demande impérieuse d’amour, seul capable de combler le vide existentiel de l’auteur « je suis une nuit sans femme et sans balcons»(28), présenté comme l’espace de « l’obscurité» et du désespoir. L’espoir est là « viendra», martelé 3 fois, autant de fois que les demandes d’amour. La femme est celle qui permettra au poète de vaincre la stérilité et de créer.

Cette dualité entre la lumière et l’obscurité, le mouvement et l’immobilité, la vie et la mort est le signe du combat qui déchire l’être de l’auteur, de sa lutte contre son présent et son refus d’une vie sans amour et sans création.

  1. c) Création sans limites, la synesthésie.

Dans toute cette section, il y a une profusion de métaphores et de couleurs, des descriptions sublimes et des recours à la synesthésie, dont nous avons choisi un exemple :

« mais les cordes vocales de sa main

 ne cessent de murmurer entre mes paumes»(29).

Dans ces deux vers, l’auteur mêle le concret à l’abstrait, confond les sens, celui du toucher avec celui de l’ouïe. Il joue sur les mots, les « cordes vocales» deviennent accessibles au toucher, il en fait un liquide qui « murmure entre ses paumes », etc., et illustre l’intérêt particulier qu’il accorde aux sons.

Dans le poème « Porcelaine de sons », il réussit à inverser la malédiction du poète et fait du minéral son outil et réussit à faire « parler » les pierres « les hurlements de la pierre»(30). Dans cet hymne à la musique(31), il réunit différents sons de la nature « le chant des roseaux », « la lumière nous parlait» et en fait un chant célébrant le mouvement, la vie, «des étoiles s’ébattaient / des juments haletaient / des bouquetins écrasaient les roses du jardin»(32). Toute cette vie et toute cette joie sont l’effet de la musique, des sons et au fond, qu’est-ce la poésie si ce n’est des sons ? Si ce n’est le murmure de nos âmes ?

Le premier poème de la section Sons est intitulé « L’extase des sens». Il y personnifie ses sens, leur donne une ivresse et fait de sa poésie un vin qui circule dans ses veines. Cette poésie est elle-même un être magique « qui marche sur l’eau»(33), «Qui fait du nuage son chemin », «habite les vagues», «embrasse les astres ». Elle réussit à atteindre « l’inaccessible étoile et se fait une robe des roses ».

Cette description de la poésie est signe de l’orgueil de Gasmi qui érige sa poésie en monument sous la forme d’un court, mais beau poème :

« je suis l’oiseau qui chante ici /  mes plumes ont érigé une demeure en arcs»

« l’éclat des étoiles, si vous voyez sa lumière / n’est que le reflet de mon éclat»(34).

 

Conclusion

Pour conclure, nous dirons que ces quelques remarques ont permis de dégager certaines pistes pour aborder des lectures plus poussées de ce recueil.

Le poète y présente son expérience personnelle de l’écriture et celles d’autres artistes et créateurs. Pour exprimer la difficulté de la création, il a construit tout son ouvrage sur la notion de la dualité.

La structure est en deux moments : 1) jusqu’à la naissance, 2) après la naissance.

Et le contenu est, lui aussi, traversé de dualités :

*passé/ présent :

Avant / après la naissance du poète, emploi du présent / du passé,

*ancien / moderne :

L’ancien avec le recours aux prophètes, aux mythes, au soufisme, à l’écriture de la poésie classique : structure des vers, ruines(35), Sahara, chameaux, etc.

Le moderne avec l’utilisation d’une écriture loin des contraintes classiques, l’usage du vers libre, d’une langue simple, le recours aux romantiques, à Kabani, au monde contemporain, etc.

*lumière / obscurité

Avec les deux champs sémantiques s’y référant qui traversent toute l’œuvre et qui se confondent dans la « brume » du titre.

*douleur / espoir (renforcée par l’assonance des termes arabes  «الأمل والألم »).

*mouvement / immobilité,

Avec, par exemple, le recours aux verbes pour exprimer l’action ou, au contraire, aux adjectifs, pour décrire les états et la passivité.

Signalons, par ailleurs, l’utilisation de certains lexiques qui réfèrent :

  • au soufisme « fana(36)», «mourid »(37), etc.
  • à la religion : prophète, 40 ans, etc.
  • à la solitude : seul, étranger, etc.
  • à la nature : jardin, soleil, ciel, brume, pluie, arbre, etc.

Toute notre lecture de ce recueil s’est résumée à une tentative pour cerner l’homme brumeux, ce flou que l’auteur donne à voir et tente de décrire. Avec Abdallah Malek Gasmi, nous avons essayé d’accéder au cœur de ce nuage, en vue de trouver quelque chose de solide dans ce tas cotonneux et d’atteindre le poète, emprisonné dans ce coton qui se transforme en pierre et même en tombe.

Références bibliographiques :

1 – Striations.

2 -Le sens est plus large, il peut englober « Emprunts ».

3-6.6

4 – cDe 1976 à 1981.

5 – « نظام الأبيات», voir par exemple p70 – 72.

6- « الأسطر الشّعرية».

7 -« قصائدنا», p 9.

8-10.10

9 – P 11.

10- 9.8 p

11 – P 11.

12 -P12.

13 – Id.

14 – « ينوح».

15 -P 14.

16- 21.21

17- P 22.

18- Section II, p. 27.

19- II, 28.

20-IV, 44.

21 -IV, 46.

22 – IV, 49.

23- IV, 50.

24- P 44.

25- Id, 2 fois.

26-P 34.

27- plus haut.

28- Allusion à Roméo ?

29- P 53.

30 – P 58.

31 -P 56.

32 – P 59.

33- P 66.

34 -68. (قبس النجوم ، إذا رأيت ضياءه هو بعض من سنا أقباسي  /إنّي أنا الطّير المغرّد هاهنا ريشي بنى بيتا من الأقواس

الأطلال35

36 -Annihilation.

37 – Chercheur (d’Allah), un disciple de la voie soufie.

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