Travaux du colloque tenu en 2001 au club de l’Association des Anciens Élèves de l’École Sdiki en Hommage au philosophe tunisien Mahjoub Ben Miled 3) Nicolas BERANGER : Un résident à Tunis à la fin du XVIIème et au début du XVIIIème.par :Manoubia Ben Ghedahem

:Manoubia Ben Ghedahem

 

A la fin du 17ème, ou plus exactement en 1684, un commerçant marseillais fait faillite et est obligé de quitter sa ville natale, et même tout son pays et de s’expatrier pour essayer de gagner un peu d’argent pour payer ses créanciers. Pour les hommes dans sa situation, les Echelles étaient toutes indiquées. Les Echelles sont ces comptoirs  côtiers où un bon commerçant pouvait se remplumer assez aisément. Il y a les Echelles du Levant et les Echelles de Barbarie. C’est là que Nicolas Béranger choisit de se rendre et plus précisément à Tunis où il arrive au mois d’octobre 1684, sur le vaisseau Notre Dame de Consolation avec un  projet de négoce[1]. D’après P. Grandchamp  il est fort possible que Nicolas Béranger soit  venu ici dans le but de servir les intérêts de la Compagnie du Cap Nègre qui lui avait fait  de belles promesses et laisser  espérer de substantiels bénéfices. Dès son arrivée il va œuvrer à la conclusion d’un traité de paix et de commerce entre la Tunisie et la France qui profite directement à la Compagnie, mais une fois le traité signé, celle-ci ne tient pas ses promesses. Bien que le projet pour lequel il est venu n’ait pas abouti, Nicolas Béranger reste à Tunis où il meurt le 17 janvier 1707. Que fait-il entre temps pour  gagner sa vie dans cette ville où il est obligé de résider? La volumineuse correspondance qu’il a laissée, près de 900 lettres, nous montre ce négociant dépourvu de capitaux, incapable de tirer profit des occasions qui se présentent à lui, et par là même obligé de travailler pour autrui, en se contentant d’une simple rémunération, car il est devenu le correspondant bien informé d’un certain nombre de maisons de commerce de Marseille et de Livourne principalement. Il les informe sur le marché tunisien et sur les possibles bonnes affaires qu’on peut y faire, et même il achète pour elles et en leur nom certains produits : céréales, huile, laines, cuirs, éponges…ainsi qu’en atteste sa correspondance. Il les embarque sur les bateaux en partance, et il prend livraison des produits envoyés par les maisons-mères et destinés au marché tunisien : soies ardasses, laines fines, matières tinctoriales, draps, papiers, cassonades…qu’il se charge de vendre.  Grandchamp a défini le rôle qu’il a joué pendant plus de vingt ans : Nicolas Béranger  était en somme commissionnaire à Tunis, mais commissionnaire sans capitaux et hors d’état, par suite, de profiter des bonnes occasions qui se présentaient. Le long délai qui s’écoulait entre la demande de fonds à Marseille et la réponse du correspondant rendait problématique toute négociation un peu sérieuse.

Donc, malgré ses capacités et son travail acharné il ne peut pas faire fortune. Près de 10 années après son arrivée à Tunis il constate : il n’y a pas plus pauvre que moi. Et cela ne changera pas avec le temps.

Paul Sebag a dépeint le cadre de sa vie : c’est dans l’ancien Foundouk des Négociants, attenant à l’ancien consulat de France, rue de l’Ancienne-Douane, à Tunis que le négociant marseillais avait son appartement, son cabinet et son magasin. Son appartement se composait d’une chambre, d’une dépense et d’une cuisine : on y trouvera après sa mort, un lit, une table, six chaises, un bahut avec du linge de corps et du linge de maison, un miroir ; un garde-manger, des jarres de provisions et quelques ustensiles de cuisine. Son cabinet était meublé d’une grande table de bois blanc, qui lui servait de bureau, de deux ou trois chaises, d’étagères sur lesquelles s’alignaient quelques livres et d’une vieille caisse en noyer dans laquelle il rangeait précautionneusement tous les papiers qu’il ne voulait pas laisser traîner…Quant à son magasin, où il entreposait les marchandises dont il faisait commerce, il contenait, quand on en dressa l’inventaire, quelques balles de basane, des rouleaux de fil de fer et des rames de papiers.

Malgré ses conditions de vie somme toute assez difficiles, Nicolas Béranger  est un homme qui avait de la culture, il aimait lire : à sa mort, on trouve dans son cabinet, entre autres, une collection du Journal des Savants, réunie grâce aux bons offices d’amis restés à Marseille. Et les «dix cahiers d’extraits du Journal des Savants écrits de la main du défunt » mentionnés dans l’inventaire dressé après sa mort, témoignent de son souci d’avoir tous les articles qui l’intéressent  et dont il n’a pas le numéro. D’après  Paul Sébag, « c’est à force de lire qu’il eut un jour l’idée d’écrire, non plus des lettres d’affaires, mais un ouvrage où il raconterait par le menu tous les événements auxquels il lui avait été donné d’assister ou de s’informer à bonne source depuis qu’il était venu s’établir à Tunis ». Il a déjà été question de ces événements dans la correspondance qu’entretient Nicolas Béranger avec ses différents interlocuteurs européens, vu leur incidence sur le commerce avec Tunis, mais un jour il décide d’en faire le principal objet d’un mémoire, qui figure dans l’inventaire dressé, à sa mort « un pacquet contenant sept cayer des révolutions de Tunis escrits du dit deffunct ». Il sera imprimé par Paul Lucas en 1712, sous le titre  Mémoire pour servir à l’histoire de Tunis depuis l’année 1684. Voici ce qu’il en dit :

p.6 un homme de mérite, qui y avoit demeuré un tems très considérable (à Tunis), avoit laissé des mémoires de ce qui s’y étoit passé de plus remarquable depuis 20 ans.

Ce premier texte est un mémoire de 266 pages, imprimées in-octavo. Il rapporte les événements qui se sont déroulés dans le pays depuis le mois d’octobre 1684, date de l’arrivée du négociant dans la Régence, jusqu’à la mi-juin 1706, quelques mois avant son décès. C’est une période-clé, nous assistons à la fin de la dynastie mouradite et, avec  la révolte de Ibrahim Al-Sharif, à la préparation de l’avènement de la dynastie husseinite.

Dans ce Mémoire, Nicolas Béranger  fait la chronique au jour le jour des événements dont il est le témoin plus ou moins direct. Cette chronique de l’histoire de la Tunisie à la fin du XVIIème et au début du XVIIIème est écrite par un esprit curieux qui a vu beaucoup de choses et rassemblé un grand nombre d’anecdotes : ensemble de constations désabusées qu’il n’a même pas pris la peine de faire précéder d’une introduction pour rappeler ce qui s’est passé avant son arrivée. Est-ce qu’il comptait le faire un jour ? Ou s’est-il limité volontairement à ces notes qu’il destinait à des personnes plus aptes que lui à en faire bon usage ? En réalité ce ne sont pas les vraies questions à poser, il convient de s’interroger d’abord sur les raisons qui l’ont amené à  entreprendre cette chronique et même quand s’y est-il mis ?

Il est sûr qu’il ne s’est  pas mis à écrire dès le premier jour de son arrivée. D’après Paul Sébag, la publication  du livre Histoire des dernières révolutions du royaume de Tunis et des mouvements du royaume d’Alger, lui a probablement donné l’idée d’écrire lui aussi cette chronique  retouchée vers 1702. Mais n’empêche que la question reste posée : pourquoi l’a-t-il écrite?

A mon avis pour deux raisons au moins : d’abord, et comme l’a pensé Sebag, pour faire une oeuvre qui lui permet de supporter sa déchéance en cette terre étrangère. L’histoire est signe de culture, d’ouverture d’esprit, très appréciée du public, mais elle n’est pas encore une science. C’est la raison pour laquelle Nicolas Béranger se permet de faire ce texte : pas besoin de spécialisation,  et il pense qu’il va servir à d’autres personnes plus compétentes que lui.

Mais il agit aussi dans un but moins noble, car p.41-42-43. : il  règle ses comptes avec  le sieur Revolat en particulier et avec la société Cap Nègre en général. Il n’y a qu’à voir le vocabulaire employé.

Mais à mon avis, c’est dans un autre but qu’il a choisi de faire cette chronique au lieu d’écrire une pièce de théâtre ou autre chose, il écrit pour essayer de comprendre et de faire comprendre à ceux demeurés en Europe, ou peut-être à la postérité, ceux qu’il qualifie de Barbares.

Le livre sur l’Histoire des dernières révolutions du royaume de Tunis et des mouvements du royaume d’Alger, parut en 1689, soit 5 ans après son établissement dans la Régence. Pendant cette période, Nicolas Béranger a eu le temps de s’installer, de connaître les habitants de la Régence, de la Barbarie. « Barbarie » signifie  toute l’Afrique de Nord qui semble un espace clos, délimité par la mer et le Sahara, à l’écart du monde. Les visiteurs européens sont  les commerçants, les missionnaires, les diplomates, les marins, et, malgré eux, les esclaves chrétiens, et l’adjectif qui en découle est « barbaresque » auquel Nicolas Béranger substitue volontairement l’autre adjectif très proche Barbares. Traiter les Tunisiens de barbares est la reprise d’un discours cautionné par l’histoire, du temps où la Grèce symbolisait la civilisation et où tous les autres peuples étaient qualifiés de barbares : est barbare celui qui est hors de l’aire civilisationnelle.

Quelle est l’aire civilisationnelle par excellence à l’époque où écrit Nicolas Béranger ?

L’Europe, nouveau point ‘o’ du monde méditerranéen et fière de sa civilisation.

Et qui est par définition hors de cette aire ?

Dès le Moyen âge, il existe une image de l’orient, du monde musulman en général, très particulière et qui resurgit dans les chansons de geste, un monde de cruauté, de barbarie, de violence guerrière, ce qui n’enlève rien à son aspect enchanteur, empreint de luxe et d’opulence. A cette image s’oppose celle de l’Europe qui est plus un étalon socioculturel qu’un point de repère géographique. Partant, plusieurs régions du monde, par exemple la Barbarie, perdent leur sens strict de localisation pour désigner un univers particulier, déterminé par des critères d’ordre physique, climatique, mais surtout humains.

Aujourd’hui, nous allons nous intéresser à l’image de la Tunisie qui ressort du Mémoire, et le regard porté sur l’Autre car il est symptomatique d’une idéologie et de la place qui lui est réservée.

Nicolas Béranger étant étranger à Tunis, il aurait plus de  recul pour décrire les événements et les habitants, mais au lieu de se limiter à cela, il tente de les «comprendre », cet acte signifie à la fois « interpréter » et « inclure », pour ce faire, il les juge en fonction de sa propre échelle, il mesure selon ses normes, il cherche à retrouver en Tunisie une structure dont le modèle serait  la structure européenne, le modèle politique européen mais surtout français.

Il dresse une étude qui tend vers l’exhaustivité :

Il décrit les principales personnes :

1) Le physique : peu de détails, il insiste essentiellement sur les traits distinctifs : noir…

2) Mais il privilégie les portraits en actes (par ce qu’il fait), il a recours à la satire, à l’ironie, pour illustrer un portrait  négatif: il fournit des exemples concrets des exactions cruelles et honteuses des beys. Il assure de l’authenticité des faits rapportés par sa valeur testimoniale.

Il décrit aussi le paysage policé : vie citadine et architecture. Cercles concentriques  de l’ensemble qu’est la ville (ville, rues, cours, jardins, terrasses, boutiques, murs, murailles, ports) aux maisons particulières et à leurs intérieurs (demeures, maisons, tapis, toits, chambres, portes, fenêtres…); avec un monde à part : le bardou, qui revêt des allures de microcosme.

Il parle de la civilisation et de l’homme :

*les ethnies : arabe, turc, maure, italien, européen…

*la vie publique :

– organisation politique : sultan, dey, bey, pacha, consul, gouverneur, prince, janissaires, officiers…

– organisation sociale : esclaves, serviteurs, marchands, poètes, danseuse…

– religion : Islam, juif, missionnaires…

– guerre : pistolets, sabre, soldats, alliance, siège…

Mais étant en terre étrangère, par définition différente, il cherche, grâce à l’écriture, à prouver son identité : je ne suis pas comme ces gens-là, je suis moi et eux sont l’autre.

Et la Régence apparaît comme la terre de l’altérité par excellence: Moi // eux, européens // levantins, musulmans //non musulmans, chrétiens européens // non chrétiens non européens…

Un second degré dans l’altérité vient renforcer le premier : l’autre de l’autre : Tunisiens // Algériens, hommes // femmes, beldis // bédouins… que l’auteur tente de rendre par la classification et l’identification des différents groupes : Maures, turcs, algériens assimilés aux turcs, juifs, bédouins, reniés, tunisiens et parfois tunisains, dans le même chapitre (p.63).

Maures = parfois les bédouins mais surtout les habitants de la ville.

p.60 : Maures du pays, gens très peu aguerris.

p.62 : les deux peuples algériens et tunisiens.

En somme, il n’y a pas de peuple tunisien : le royaume est un mélange de différentes personnes définies par leurs origines ou leur religion : turc (origine), maure (origine), gerbiens (p.77, lieu d’origine), portugais, florentin…ou  juifs, renié : espagnol, grec, sicilien… Face à ce morcellement de la population tunisienne l’européen, en Tunisie, reste européen, même esclave. L’unité des européens instaure une complicité entre eux face aux autres qui sont non européens .

 L’étude du vocabulaire renseigne sur la vision qu’a l’auteur de la Régence :

p.36 : 1er emploi du mot barbarie, jusqu’ici il était question de Tunis. Cet emploi vient renforcer l’exemple donné sur les usages locaux qui sont si contraires à ceux de l’Europe qu’ils paraissent illogiques, barbares à la limite.

p.40 : 2ème emploi, La Barbarie ce sont ces gens qui attaquent en temps de paix « …venir en Barbarie tirer raison de quelques prises faites en temps de paix »

p.41 : alors que bey et dey sont en minuscules, le Roi (de France) est en majuscule : le seul, le vrai.

p.51 : description des soldats turcs: canaille, chiens enragés,…    /  pauvres misérables : les maures.

(difficulté d’identifier l’autre : tantôt algériens tantôt turcs).

p.63 : ces barbares = les tunisiens.

Une remarque sur le vocabulaire s’impose : dans son souci de faire connaître Tunis aux européens, Nicolas Béranger recourt à l’analogie : il construit le pluriel d’un mot arabe sur le modèle français : un spahi / des spahis au lieu de spahias.

Il procède à une traduction :

p.47 : un bazar pour souk, esquif pour skifa, gouffe pour quffa.

p.48 : amals pour hammâls[2].

Mais s’il est un point sur lequel il a vraiment insisté, ce sont les usages de la Barbarie, qui lui paraissaient réellement barbares, mélange de cruauté et de faste protocolaire :

p.36 : *comment on ne poursuit pas un ennemi.

*autre coutume barbare : offre de Mamed bey.

p.38 : Ouled Saïd : aucun respect, aucun discernement : ils dérobaient (quelques bœufs et quelques moutons) tant aux amis qu’aux ennemis.

p.46 : exécution d’un notaire, d’un turc et d’un maure : cruauté barbare.

p.62 : réception d’un cheikh des maures : Mamed bey le fut recevoir à la porte de la ville, lui donna la droite dans la marche et le conduisit dans sa maison après l’avoir fait saluer de 50 coups de canons.

p.63 : différence par rapport au comportement européen : le pacte de vassalité est nul : la Porte ne protège pas ses vassaux.

p.70 : cérémonie d’intronisation du bey lui mit le caftan au son du canon.

  • punition être mis à la bouche du canon (différent des modes d’exécution européens).

p.73 : description très particulière des fonctions de dey et de bey : ces magistrats : le dey extorquait (de l’argent) des habitants de Tunis, et le bey tirait ce qu’il pouvait de ceux de la campagne.

p.78 : *mort du dey : tous les habitants, par une barbarie sans exemple que chez eux, demandèrent à manger sa chair crue : son corps, en effet, fut haché en pièces et mangé par tous les Tunisains qui en purent avoir..

* autre coutume : présenter les têtes des morts au peuple, au bey, au dey…lieu accoutumé (p.88).

* supplice en usage chez les enfants  à Tunis : couper les parties du noir, les lui mettre dans la bouche et le traîner par toute la ville.

p.88 : *Tirer le canon pendant 3 jours en signe de réjouissances.

*ordinaire du peuple tunisien insulter les malheureux.

         *se réfugier dans un marabout : Sidi bouraoui, sidi Ben Arous.

*deys démis sont envoyés aux Ovans.

Avec Amurat bey, l’auteur a trouvé son sujet idéal : p.94 :

*Amurat bey anthropophage : il les (3 des notables de Tunis)  fit servir dans un bassin au milieu de sa table, en mangea lui-même un morceau tout cru et en coupa plusieurs autres qu’il fit cuire pour les faire manger à ses gens.

*Autre usage : déterrer les cadavres.

p.95 : barbaries ordinaires d’Amurat bey.

p.101 : Amurat bey : …mangea et fit manger au dey de la chair (de son oncle Mamed bey) plus qu’à moitié pourrie. Mamed bey était mort et enterré depuis 3ans.

Par contre, il n’y a  aucune mention  des travaux accomplis par les beys ou les deys dans Tunis ou dans le royaume. Une seule remarque p.78 : Mamed bey avait fait de grandes acquisitions à Tunis.

Dans la Tunisie de Nicolas Béranger 2 modes de relations cohabitent :

*celui des relations diplomatiques, avec l’Europe, et la Porte Sublime, c’est-à-dire avec le monde civilisé,

*celui des luttes qui sévissent entre les Barbares.

Et avec le représentant de la cour de France en visite en Barbarie (p.40) ce sont 2 systèmes en contact, un face à face révélateur : qui de la morgue du représentant du roi de France ou de  l’entêtement  du bey va l’emporter ? L’intervention de Nicolas Béranger va servir le bon ordre et amener le bey à se soumettre.

Ce qui ressort de ces cahiers c’est que l’Europe est en position de force pour ne pas dire de domination, d’un côté des partenaires forts et de l’autre des partenaires faibles.

A travers ses cahiers, Nicolas Béranger juge, étudie et décrit : il est dans une position dominante par rapport aux Tunisiens.

Par l’écriture, l’autre devient « objet » et essayer de le délimiter par « barbare » est en soi un acte de violence. Nicolas Béranger tente  de montrer que la Tunisie est une terre de violence débridée, qui échappe à toute loi, alors  que l’Europe est civilisée, c’est-à-dire, elle a maîtrisé sa violence.

Une de ses conclusions est que nous, européens, sommes supérieurs aux autres, à eux parce que notre civilisation est supérieure à la leur. Ils ont besoin d’être surveillés, corrigés car ils sont incapables de se gouverner eux-mêmes. La Tunisie se révèle un champ d’études sur le vif, un laboratoire.

Et l’auteur se pose en détenteur de la parole souveraine et  du savoir. Son discours est à la fois le récit d’une découverte et une leçon de choses magistrale. Quand l’auteur nomme l’autre, l’étranger, il admet sa différence mais affirme plus nettement sa supériorité sur lui par un acte qui s’assimile  à une appropriation. L’acte de la nomination est le fondement de toute communication puisqu’il permet  d’effectuer un repérage pour les interlocuteurs. Il affirme aussi le savoir de Nicolas Béranger qui se trouve investi d’un savoir démiurge puisqu’en nommant il confère l’existence véritable. Citer les noms est une appréhension de l’inconnu maîtrisé puisque dénommé  donc classé.

Mais il semble qu’il ait oublié que les autres nous sont inférieurs parce qu’on les juge par les critères qu’on s’applique à soi-même. Ce qui nous permet de soulever le problème de la vision de Nicolas Béranger.

Sa vision est symptomatique de la politique européenne et surtout française de son époque: le 17ème siècle voit s’ouvrir une longue période de prépondérance française en Méditerranée. On forme même le projet de créer pour le duc de Nevers un empire de Constantinople.

Au 17ème on commence aussi à chercher à comprendre les fondements de l’Islam : la première traduction du Coran en français, signée par Du Ryer, date de 1647. Nombre  d’auteurs défendent l’Islam contre les préjugés médiévaux, tels Richard Simon (1638 – 1712) qui compose une Histoire critique de la créance et des coutumes des nations du Levant  (1684) ou Pierre Bayle qui présente une biographie assez objective de la vie  de Mahomet dans son dictionnaire critique de 1684.

L’Europe commence à posséder un savoir systématique croissant sur l’Orient, savoir renforcé aussi par un intérêt général pour ce qui est autre, inhabituel, servi par des romanciers, des poètes, des traducteurs et des voyageurs de talent. La dialectique de l’information et du contrôle est telle que le savoir donne le pouvoir et un pouvoir plus grand  demande plus de savoir.

Les cahiers de Nicolas Béranger ont plus de valeur en tant que signe de la puissance européenne sur la Tunisie qu’en tant que discours véridique sur elle[3]. Il ne cherche pas à définir les lois du devenir d’une nation, devenir qu’il croit soumis au hasard (et à la Providence), selon une conception fataliste et absurde de l’ordre des choses. Pour lui, Tunis = un chaos = absurdité = c’est un monde d’où la divinité, dieu, est absente, ce qui est opposé à la conception de l’histoire et à la vision de l’histoire en Europe.

En conclusion, je dirai seulement qu’à l’époque où on voyageait plutôt en Orient, pourquoi certains allaient-ils dans le sud ? En Afrique du nord, dans le désert ?

Aller en orient c’est  chercher une origine, par contre le désert est un non lieu.

C’est peut être dans ce non lieu que Nicolas Béranger s’est retrouvé. D’abord en se définissant par rapport à une altérité, puis en se survivant : le commerçant en faillite, qui est venu à Tunis avec un dessein bien précis : faire fortune et rentrer à Marseille, a pris une belle  revanche sur sa mauvaise fortune.

Pour la postérité, Nicolas Béranger est un commerçant qui s’est trouvé parfois investi d’une mission diplomatique et qui s’est donné une mission scientifique.

 

[1] Toutes nos références ultérieures renverront à cette édition : BERANGER (Nicolas), La Régence de Tunis à la fin du XVIIè siècle, Paris, L’Harmattan, 1993.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[2] Portefaix.

[3] Valeur que nous ne saurons nier.

 

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