Mes souvenirs avec le grand historien de la littérature tunisienne feu Aboulkacem Mohamed Kirrou (2)

Aboulkacem Mohamed Kirrou

Après la terrible journée sanglante du jeudi 26 janvier 1978, cette journée inoubliable que j’avais passée à Tunis et au cours de laquelle la police et l’armée avaient tiré sur les manifestants faisant plus de 400 victimes, j’avais décidé de ne plus m’occuper de la littérature tunisienne, car le choc était terrible, étant donné que  je n’avais jamais imaginé que viendrait un jour où un tunisien puisse lever une arme contre un autre tunisien.

L’année d’après, 1979, un autre malheur s’est abattu sur la Tunisie. Un groupe de terroristes tunisiens formé dans des camps d’entrainement en Libye a été envoyé au sud-ouest du pays où il s’est emparé de la ville de Gafsa.

Un jour en cette période, j’ai rencontré Ahmed Kirfaii qui était rédacteur en chef du journal indépendant « Erraii »(L’opinion) et il  proposé d’y  créer une page consacrée aux problèmes de l’enseignement primaire et secondaire. Cette page qui demeurera jusqu’en 1983, la date de mon recrutement au supérieur, était vite devenue la tribune de tous les enseignants lésés ou ayant des idées de réforme dans le pays. En plus de cette page, le directeur de la revue le grand militant national Hassib Ben Ammar m’a chargé des pages culturelles. Mais je n’y écrivais que de petits billets sur la culture en général ou présentais des courants littéraires étrangers comme la poésie sud-américaine ou la poésie des Noirs américains avec des morceaux choisis traduits.

Bref de 1978 à 1983 l’année de la « révolution du pain » qui avait fait aussi plus de 400 mots, je n’avais participé qu’à deux colloques. Et c’était sur l’insistance d’Aboulkacem Mohamed Kirrou qui était chargé des manifestations culturelles à la ligue culturelle nationale sise à l’avenue de la liberté à Tunis .

Le premier colloque s’était déroulé en 1980 à la maison de la culture de Gafsa comme pour décrisper l’atmosphère générale dans cette ville après l’agression dont elle avait été victime et il s’était tenu sous le thème «  La promotion de la langue arabe ». Aboulkacem Mohamed Kirrou dont les horizons mentaux étaient très larges n’avait pas hésité à envoyer trois invitations au journal « Erraii » bien qu’il fût considéré par le régime politique comme opposant. Ces invitations étaient adressées à moi-même, à Moncef Marzouki et Hichem Bougamra. Nous avions décidé d’y participer et avions présenté chacun une intervention sur la langue arabe au cours d’une même séance. Marzouki avait parlé du franco-arabe dans le dialectal tunisien , Bougamra de l’expérience de l’arabisation en Tunisie et moi des réformes de l’écriture arabe.

Ce colloque auquel avaient participé plusieurs linguistes du pays et du reste du monde arabe dont le syrien Majed Samarraii n’avait pas manqué d’humour .En effet, les Gafsiens croyaient à cette époque qu’Ibn Mandhour ( 1233 -1311 après J-C.), le fameux lexicographe arabe ancien à qui nous devons le très fiable dictionnaire intitulé La langue des Arabes était né à Gafsa alors qu’il était né et décédé au Caire et n’avait jamais mis les pieds en Tunisie. Et l’origine de cette croyance était que feu Aboulkacem Mohamed Kirrou , natif de cette ville , y avait créé dans les années quarante un club culturel qu’il dénomma (Club d’Ibn Mandhour ) et la pancarte de ce club était restée à sa place plusieurs années après sa fermeture, au point où les générations successives avaient fini par croire qu’Ibn Mandhour était né dans leur ville et avaient donné, pour cette raison , son nom à leur maison de la culture.

Et c’était pour cette raison qu’on avait demandé à notre professeur Mohamed Rached Hamzaoui de présenter en ce même colloque une conférence sur Ibn Mandhour.Mais, il a réfuté énergiquement cette rumeur, suivi tout juste après par feu Kirrou qui a relaté au public l’histoire de sa création du club Ibn Mandhour à Gafsa.
Mais au moment où nous avions cru que la question de la naissance de cet éminent savant était définitivement élucidée, un citoyen se leva et s’adressa à l’assistance à haute voix en ces mots : « Ne croyez pas à ces balivernes !Que cela plaise à ces messieurs ou non ! Ibn Mandhour était hier gafsien , il est aujourd’hui gafsien et il restera demain gafsien !  ».
De forts applaudissements retentirent aussitôt dans la salle et la légende de la naissance d’Ibn Mandhour à Gafsa continua à se perpétuer jusqu’à nos jours !

Répondre

Votre adresse email ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont marqués d'une étoile *

*