Les entretiens de « Culminances » :9 – Avec le poète tunisien Riadh Chraiti

Riadh Chraiti

 

Qui est Riadh Chraiti ?

Riadh Chraiti est né en 1959 à Gafsa. Il a fait ses études en Tunisie, en Iraq et en Algérie en sciences juridiques et administratives. Il travaille dans le secteur touristique .Issu d’une famille de patriotiques militants, il est demeuré toute sa vie fidèle à leurs valeurs .Il est l’un des rares poètes tunisiens à avoir écrit sur la révolution tunisienne avant son avènement. Il a souffert de la marginalisation et du licenciement du travail. Dans sa poésie se ressent un fort sentiment d’injustice avec un engagement inconditionnel à la cause des masses populaires. Cependant, la valeur de ses poèmes ne se fonde pas uniquement sur leur côté thématique. Elle se matérialise aussi et surtout sur le plan stylistique où il réussit à élever ses écrits à un haut niveau esthétique. 
Il a publié quatre recueils intitulés respectivement : Temps convenus –Elle est venue pour dire- Personne n’était hors de moi –Fenêtres.

 

 

Question 1:Les circonstances ont voulu que vous  soyez un révolutionnaire né .En effet, en 1962  alors que vous n’aviez que ans , votre cher père, le grand militant national Lazhar Chraiiti avait été exécuté par le régime politique .Ensuite , sous le régime précédent,  vous aviez été congédié de votre travail  pour des raisons politiques et aviez connu la faim et la misère .Mais aujourd’hui, huit ans après la révolution, vous souffrez encore du  chômage  et de la marginalisation. Cette situation tragique résulte-elle d’une condamnation du destin ou d’actes humains prémédités ?

Riadh Chraiti :Le sentiment d’injustice est d’habitude un puissant déclencheur de rébellion. Et c’est le cas des iniquités que j’ai vécues et que je vis encore et dont le but était de me priver ainsi que ma famille de tout moyen de subsistance .Et cela s’était traduit en 1985 par mon expulsion du secteur de l’enseignement à cause de ma lutte syndicale contre l’attaque que menait le pouvoir en cette période contre l’union générale tunisienne du travail (UGTT) dans le but de l’abâtardir et le détruire. Cette expulsion fut suivie d’une autre en 1996.Et cette fois, c’était à cause d’une activité culturelle, sachant que toute la famille de mon feu père Lazhar Chraiti, sa région natale, ses amis, ses compagnons et sa tribu avaient terriblement souffert après son exécution en 1962 pour chef d’inculpation la tentative de putsch contre le régime de Bourguiba. Puis, il fut l’objet d’une large campagne de dénigrement et on le taxait d’analphabétisme et d’ignorance, lui qui était ,avant de mener ses activités militantes armées contre le colonialisme, un syndicaliste et négociait en cette qualité avec l’administration française de la mine de Mdhilla où il travaillait et occupait le poste de chef syndical de ce point de travail jusqu’à ce qu’il l’eût l’abandonné en 1948, pour aller en Palestine et combattre le sionisme, avant de revenir en Tunisie avec de hautes compétences guerrières et de commandement. Puis il avait guidé la révolution armée en Tunisie contre le colonialisme français, ce qui lui avait valu d’obtenir de la part des combattants le titre de « haut commandant de l’armée de libération ».Et ce que je vis aujourd’hui, je ne pense pas que sa cause soit liée à Lazhar Chraiti mais il émane d’un choix personnel qui consiste à lutter contre le pouvoir du capital, le regressisme et l’obscurantisme et à m’aligner totalement aux côtés des classes broyées composées de travailleurs, de marginaux, de chômeurs et d’appauvris ainsi qu’aux côtés des luttes féministes et toute lutte pour la liberté et la dignité aux niveaux national, régional et mondial. Et j’avais eu l’honneur en 2010 de participer dans des rangs avancés au mouvement qui avait fait chuter le dictateur, la tête du régime du clientélisme et de la mafia. Le rêve de voir mettre fin à ces injustices dont j’étais victime sous les deux régimes précédents était grand mais…mes dossiers en vue de ce but n’ont pas quitté les casiers des nouveaux gouvernants…et ma lutte se poursuit jusqu’à ce que j’obtienne mes droits

Question 2 :Vous comptez parmi les très rares poètes qui avaient écrit avant le 14 janvier 2011 contre le régime précédent et les poèmes que vous aviez publiés en cette période sur facebook et dans les sites littéraires une se comptaient pas. Pourquoi votre militantisme n’a pas été reconnu  par les gouvernements issus de la révolution ?

Riadh Chraiti : La poésie avant 2011, tout comme elle l’est maintenant, constituait le troisième poumon avec lequel je respire ma liberté d’expression tel que je le désire. Elle possède une vaste aire propice à faire connaître l’aspiration des peuples opprimés à la liberté et à la dignité ainsi que leur chagrin et leur colère, à travers le poète en leur absence. Et lorsque j’avais écrit et j’écris encore mes vers, je n’attendais pas et n’attends jamais qu’on reconnaisse mes écrits, ni
de ceux qui étaient en dehors des luttes que menait le peuple des pauvres avant et après 2011 de reconnaître mon verbe auquel ils sont, en fin de compte, hostiles. Ceci dit, je continue à publier mes poèmes dans tous les espaces qui s’offrent à moi et ma plume ne se pliera, ni ne s’agenouillera jamais, car les poèmes demeurent et les gouvernants sont passagers!

Question 3 :Les critiques et les historiens de la littérature s’accordent à considérer que le vrai poète révolutionnaire est celui qui a milité avec ses écrits avant la révolution et non celui qui a apparu brusquement après son éclatement. A quel point cette définition s’applique-t-elle  aux centaines de poètes tunisiens qui se réclament aujourd’hui de la révolution ?

Riadh Chraiti : On a assisté en Tunisie après 2011 à un tsunami de poètes. Une nouvelle génération de poètes est apparue regroupant des pseudo-poètes, des pseudo-nouvellistes et des pseudo-critiques qui se livrent à des concurrences sur les colonnes des revues, dans les sites, les rassemblements et les groupes numériques , y récoltant l’illusion de la part de personnes fictives et criant à haute voix qu’ils appartiennent aux espèces révolutionnaires et qu’ils n’ont ni précédent, ni ascendant et comptant sur la mémoire de poisson qui caractérise dorénavant notre scène culturelle et sur la médiocrité qui est devenue son trait majeur.
Avant 2011,le poème engagé avait tout du tract poétique secret .Et combien de poètes ont été poursuivis et réprimés à cause de ses poèmes. Ceux-là nous ne les voyons plus aujourd’hui. C’est comme s’ils ont préféré se cantonner dans des coins et se contenter d’observer le carnaval des bulles de médiocrité qui disparaîtront inéluctablement car ils ne sont, en fin de compte, qu’un phénomène ou si l’on peut dire un point de vente anarchique qui ne durera pas.

Question 4 :Quel est le rôle du poète révolutionnaire aujourd’hui ? Il y en a qui pensent  que ce rôle consiste à critiquer les gouvernements issus  de la révolution tout en les reconnaissant du fait qu’ils sont issus d’élections démocratiques et transparentes. Adhérez-vous à cet avis?

Riadh Chraiti : Le rôle du poète libre est le même rôle que joue l’intellectuel organique engagé pour les causes de son peuple et défendre les classes sociales anéanties. Mais il n’est point politicien et ses poèmes ne sont pas des discours ou des slogans politiques et ne comportent aucun trait dénotatif. Ce qui ne l’empêche pas d’être actif au sein de sa société et d’exprimer ses préoccupations poétiquement avec un style de haute facture, ainsi que de jouer son rôle en tant que citoyen par la dénonciation des comédies que vit la patrie. Il n’y a pas de démocratie là où il y a la faim, la soif, le chômage, le crime, le terrorisme, la gouvernance de la mafia, la fraude fiscale et les bandes organisées …etc…Il était de notre devoir dès 2011 de discuter quelle démocratie nous voulons :une démocratie sociale ou une démocratie politique ? Les masses populaires s’étaient soulevées, en brandissant un slogan central : « Travail, liberté, dignité nationale ».Où en sommes-nous de ce slogan ? Aucun travail n’a été fourni à la masse de nos chômeurs à part des légions d’obscurantistes. Ensuite la liberté est aujourd’hui menacée. Et la dignité nationale où est-elle , alors que nous assistons au bradage continu par le gouvernant de ce qui est resté de la souveraineté nationale ?Ceci à côté de la fraude qui a marqué les élections par l’achat des consciences et en faisant baigner les scrutins dans l’argent corrompu qui a coulé à flots de certains parties orientales et occidentales qui ont des visées cupides dans cette patrie. Et la plus grande partie de ces élections a été marquée par des luttes masquées par l’intermédiaire de mains tunisiennes entre d’autres pays en terre de Tunisie sous couvert d’élection et de démocratie. Et la preuve la plus évidente est la mosaïque de la chambre des députés qui représentent ceux qui les ont inondés de sous et qui les ont aidés à accéder sous le dôme du Bardo (la chambre de députés) .Et pour soi-disant représenter le peuple cette institution a été nommée « Chambre de députés.

Question 5 :Les résultats des quatre élections organisées en Tunisie depuis le 14 janvier 2011 montent que la majorité absolue des électeurs soutient la droite libérale et le courant  religieux .Que peut bien espérer un poète révolutionnaire dans un tel contexte ? et pour qui écrit-il ?

Riadh Chraiti : D’abord, il faut nécessairement porter notre attention sur le terme de « poète révolutionnaire ». A mon avis, je ne crois pas que le poète ait besoin de classification ou de titre surtout si cette classification ou ce titre est de nature politique. Le poète n’a pas besoin de ces titres parce que la poésie est un autre espace d’expression et comporte d’autres atmosphères qui sont profondes et absolument loin de s’astreindre à un simple titre ou à une classification politique. Il est vrai que la poésie traite des questions du vécu et de tout ce qui est humain .Mais en dépit de cela, elle ne se transforme pas ou transforme pas la poésie ou la création en un manifeste politique direct. La poésie se soucie des douleurs des gens ,de leurs souffrances, de leurs rêves, de leurs ambitions , de leurs blessures , de leur débâcle, de leur joie et de leurs ressentis. La poésie s‘intéresse à l’amour, à la justice et aux valeurs mais elles les ne les aborde pas d’une manière dénotative et grossière .La vraie poésie et le vrai poète plongent dans le flot du sens et génèrent la beauté d’un autre espace, un espace humain , profond, pur et poétique où ne peut naviguer n’importe qui, car c’est la poéticité qui est demandée ici et non la versification , l’imitation et la frénésie. D’autre part, je ne crois pas que le poète écrive pour un public déterminé d’avance. Ce qui l’intéresse, ce sont les valeurs universelles et humaines. Tous les poètes que l’histoire a éternisés sont ceux qui ont écrit sur l’être humain dans sa globalité , sur les valeurs dans leur portée humaine et sur la justice dans sa visée d’équité. Et avec tout cela , le poète demeure toujours un citoyen qui se mêle aux autres dans leur vie quotidienne et qui marche dans les manifestations. Le fait de concrétiser notre entité politique et d’avoir des penchants pour une certaine classe ou d’adopter ses ambitions, ne peut être considéré pour nous, à mon avis, que l’assomption de notre rôle de citoyenneté dont nous ne pouvons jamais nous départir. C’est vrai que nous écrivons parfois pour ceux-là et pour eux seuls mais nous écrivons en réalité pour l’humanité entière et la plus grande endurance est de transformer ces causes en des causes qui intéressent l’humanité entière. En réalité, le poète n’espère rien, n’attend rien et ne demande rien. Une seule cause le préoccupe, vit avec lui, tire d’elle sa vie et dont il ne s’allège jamais :c’est la cause de la liberté, de la justice et la beauté. Le potée est celuiqui réside dans cette dimension ni plus ni moins.

Question 6 :La poésie révolutionnaire en Tunisie depuis les années soixante a toujours  émané d’un arrière-fond de gauche ou panarabe.  Mais ces deux courants de pensée ne sont plus répandus comme avant  au sein  de la population. Et la preuve est les résultats qu’ils ont obtenus aux élections  Comment envisagez-vous l’avenir de cette poésie en Tunisie ?

Riadh Chraiti : Abstraction faite des réserves que l’on peut émettre à l’encontre de l’appellation ou de l’opposition à sa légitimité, je ne crois pas que la poésie est liée à la politique ou aux courants politiques. Historiquement, la poésie a existé avant la politique. Homère, par exemple, n’était pas un politicien et la politique en tant que gestion ou appartenance ne l’intéressait pas. Rimbaud et Baudelaire aussi .Les poètes lyriques dans toutes les périodes de l’histoire n’étaient pas intéressés par la politique en tant qu’appartenance. Les plus mauvais poèmes de Mahmoud Darwich sont ses poèmes politiques. L’espace qu’occupe la poésie en Tunisie ou dans le monde arabe ou dans le reste du monde n’est pas celui de l’idéologie. C’est une erreur que de lier la poésie à la politique et les courants politiques.
C’est vrai que l’arrière-fond intellectuel de ce que vous appelez « poésie révolutionnaire en Tunisie » est gauchiste ou nationaliste arabe. Mais plusieurs questions se posent autour de cette poésie. C’est vrai que cette vague poétique s’est rétrécie aujourd’hui. Mais cela n’est pas dû au rétrécissement des deux courants politiques que vous avez cités. Plusieurs poètes uniques en leur genre n’avaient aucune appartenance politique ou n’ont pas déclaré leur appartenance telle que Mnaouer Smadeh et plusieurs autres poètes.

Question 7:Le problème majeur que pose la poésie révolutionnaire en général est la difficulté de concilier l’art et le thème abordé, car la plupart des poèmes militants ne sont que des discours incitatifs secs dénués de tout attrait esthétique. Que pensez vous de ce problème ? et comment vous prenez-vous pour  le résoudre ?

Riadh Chraiti : En ce qui me concerne, je ne me considère pas comme un poète politique. Et la question de l’art poétique et de la poéticité m’a toujours préoccupé. Et c’est elle, à mon avis, qui constitue l’élément absolument distinctif entre ce qui est poésie et ce qui ne l’est pas. Comment « concilie-je », me demandez-vous ? La question ne se pose pas du point de vue de la conciliation et de l’échec mais plutôt de celui de la capacité de dépassement. Et cette capacité signifie de faire des tentatives permanentes et sans relâche, car nous ne naissons pas poètes mais nous le devenons. Et le poème n’est pas un manifeste politique, ni de l’inspiration. C’est un savoir-faire et une habilité technique mais avec un matériel particulier comportant la langue, le sens, l’endurance et la fondation continuelle des valeurs de la beauté et la liberté .En vérité, plusieurs poètes en Tunisie ont dépassé ce qu’on peut appeler prosaïsme poétique ou poésie du manifeste politique, lesquels avaient dominé le paysage poétique tunisien dans les années 80 et 90, surtout que la scène poétique aujourd’hui est différente de ce qu’elle était avant. Mais il n’est pas aisé pour le lecteur tunisien de trouver ceux-là qui ont entamé ce périple de dépassement au milieu de cette quantité gigantesque d’écritures poétiques qu’on trouve dans les revues, les journaux, les sites et dans les réseaux sociaux.

Question 8 :Vous faîtes partie de cette sélection poétique mondiale depuis sa constitution en 2009.Quel est votre avis sur  ce qu’écrivent les poètes des autres contrées du monde  à travers les qui ont été faites de leurs poèmes dans cet espace?

Riadh Chraiti : En suivant depuis 2009 les publications des poètes de la sélection poétique mondiale, mon expérience poétique  a acquis, en côtoyant d’autres expériences en d’autres langues un bagage supplémentaire aux  niveaux sémantique, stylistique et  thématique et une unité d’expression poétique traduite pour un monde ou un rêve  mouvant dont les atmosphères ne peuvent être décrites  par une langue classique et usitée et par des images inertes toutes faites.Pour cette raison, la sélection disposait de la capacité d’utiliser la traduction en tant que passerelle de communication et d’échange, en faisant passer les textes,  avec professionnalisme, d’une langue à une autre, tout en conservant l’effet de fascination , la surprise , la haute qualité, la création ,l’âme du texte et le plaisir qu’il suscite, et ce, pour entériner l’unité organique du poème et son appartenance au futur.

Question 9 :Le facebook vous a-t-il apporté en tant que poète quelque chose de positif ?Et  a-t-il des défauts que vous souhaitez voir disparaître ?

Riadh Chraiti : Le facebook m’a permis, à côté de plusieurs sites électroniques, de communiquer et de publier mes poèmes et les faire connaître dans tout le monde arabe et le reste du monde. Seulement, le défaut qui persiste dans cet espace est qu’il est archiplein  de plagiaires.Et en toute sincérité, je n’ai pas suffisamment sur la technologie et sa capacité ou non de mettre un terme à cette débilité.

Question 10 : Quels sont vos projets proches et lointains ?

Riadh Chraiti : J’attends la parution de mon sixième recueil de poésie qui aura pour titre Plus haut que l’étendue …plus étroit que l’ombre qui s’ajoutera à mes  précédents recueils  :Temps convenus –Elle est venue pour dire- Personne n’était hors de moi –Fenêtres.

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