Khadija ! (Témoignage d’une histoire vraie) par :Hassan Oumouloud – Agadir – Maroc

Hassan Oumouloud

 

 

Je ne la connaissais pas comme ma poche , ni d’une connaissance superficielle. Une amitié très jeune mais qui respirait bien. Un esprit dans lequel  les contradictions se donnaient la main en une terrible harmonie ! Une de ces rares personnes accrochées follement et inlassablement à la mèche de Kairos, sans jamais se fatiguer, sans jamais perdre ce souffle humain et tolérant même dans ses situations les plus extravagantes !

Elle portait un voile pas trop serré qui laissait voir des deux côtés des bribes de cheveux mal peignés. Des yeux évasifs palpitant derrière des lunettes fatiguées des équations et des calculs. Des mains osseuses tremblant d’envi de toucher les autres à l’infini. Quand elle riait, ses lèvres, noircies par la cigarette, laissaient voir une rangée de dents pareille à un échiquier sur lequel valsait une langue mince et qui  prononçait des merveilles. Quand elle parlait, sa voix me paraissait toujours double comme ayant deux gorges ! Comme si deux personnes parlaient au même temps, une enfant qui s’essayait à la vie et une vieille fatiguée des goûts !  Mais le contenu de ses paroles, mon dieu ! Elle était docteur en mathématiques algèbre, qu’elle enseignait dans un établissement sophistiqué à Casa ! Elle voyait le monde comme un grand calcul mental que faisait un grand cerveau quelque part ! Un grand calcul, me disait-elle, dans lequel nous n’étions que des numéros qui partageaient les mêmes souffrances ! De chétifs numéros qui n’avaient  de force que dans leur union. Que certains étaient des zéros et d’autres des uns et seul leur attachement leur permettait de devenir des centaines et des millions ! Tel était son rêve à elle, à savoir coexister.

Elle avait des rêves à la fois simples et baroques, spécifiquement tolérants, réalisables et pourtant jamais parfaitement réalisés !  L’un d’eux par exemple, comme elle me l’avait raconté, c’était  de passer la nuit avec un sans-domicile-fixe ! Elle prenait donc  le train de Casa, sa ville natale, à Tanger pour assister à un concert d’une star de naissance très récente et qui était pourtant son idole. Elle arriva la nuit et à la fin du concert, vers  deux heures du matin, elle se retrouva seule dans les rues vides et glaciales de Tanger. Elle décida alors de saisir l’occasion pour réaliser son rêve. Elle fouilla alors dans les coins et dans les parcs et tomba enfin sur un banc où était allongé une espèce de corps enveloppé dans de grand morceau de carton et de gros sacs en plastique. Elle s’en approcha doucement dans la pénombre et s’allongea dans un banc en face,  les yeux dans les siens. Le corps se réveilla et la voyant, il se dressa étonné. Un adolescent aux yeux qui réverbéraient les lueurs de la rue. Il éxhalait la pourriture et l’alcool. Khadija s’en approcha serrant les mains de froid lui mimant son besoin. Il ouvrit ses cartons et l’accueillit dans sa chaleur puante. Elle, m’avait dit, qu’elle n’avait jamais senti dans sa vie un tel bonheur et un tel apaisement et que s’il lui avait demandé autre chose, elle l’aurait servi volontiers,  elle qui ne reconnaissait aucune frontière dans le domaine du sexe ! A peine commencèrent-t-ils à s’endormir qu’une lumière éblouissante s’abattit sur  eux.  Un  motard les surprit. Il chassa le vagabond et, croyant sauver la citoyenne, il avorta l’un de ses rêves les plus exquis.

Sans lui demander de s’expliquer sur l’amour et le sexe, elle revint, au bout d’un moment, sur ce détail affectif. Elle me raconta une de ses aventures qui creusa un grand sillon dans ma mémoire !

Dans ses vingtaines, elle se buta, comme toute autre adolescente,  contre ce mur de la virginité. Mais, elle ne s’était pas donner de la peine à s’embrouiller dans les tabous, ni s’embourber dans les détails. Elle le fracassa d’un coup brutal ! Sur un bout de papier, elle inscrivit une liste d’hommes dont l’originalité l’avait fascinée, disait-elle. Un ami, un chanteur, un professeur, un touriste et un jeune poète qui venait à peine de publier quelques vers incertains sur un quotidien. Elle les avait rencontrés chacun dans un endroit à part, elle les connaissait chacun d’un degré précis, mais surtout elle les adorait de la même ferveur et décida d’offrir à l’un d’eux ce que les marocaines comptent normalement posséder de plus cher. Elle les avait tous sur Facebook et leur causait chaque jour en attendant que l’un d’eux fît  signe pour se rejoindre. L’ami, le chanteur, le touriste, le professeur, et le poète prenaient part, à leur insu, dans une espèce de roulette russe,  sauf que cette fois l’unique balle ne transpercerait pas la cervelle de l’un d’eux mais dans tous les cas elle pénètrerait  la maîtresse du jeu.

Un matin, elle reçut un message privé. C’était le touriste qui lui demanda de la voir de passage à Casa avant d’enchaîner vers le sud. Rien qu’un café et des paroles. Mais elle saisit l’occasion pour ajouter sa troisième faveur en lui proposant de lui réserver un hôtel pour passer la nuit. L’étranger exprima un bonheur mitigé. Ses messages avaient l’air d’hâter le pas, les petits cœurs-émoticônes, qu’il envoyait battaient  la chamade, mais ce n’était pas un battement d’envie  mais celui de peur  puisqu’après des jours, il ne vint pas !

Le jeune poète lui envoyait des vers nocturnes dans lesquels il s’inventait des caprices, des désirs et des espérances amatrices, et pourtant, elle s’y hasardait. Bien qu’elle ne fût  pas douée en poésie, elle l’entretenait  parfois jusqu’à l’aube. Des vers tordus dans lesquels ils semaient ensemble leurs passions dans  une terre stérile. De plus, leurs conceptions du corps se donnaient le dos : Elle cherchait tout le temps à exciter un jeune poète flottant dans les sphères du platonisme, ou plutôt embourbé dans une espèce de courtoisie moyenâgeuse. Ce qui la poussa à tenter de fracasser la coquille de son professeur !

Elle savait bien qu’il souffrait ; que dans la classe ce chevalier double  se retenait et dans les couloirs ses yeux sautillaient dans leur orbite et son cœur assoiffé palpitait dans sa cage. Ses messages étaient touffus de retenues. Elle les voyait toujours comme des répliques de théâtre. Mais, avec le temps, elle réussit  à faire tomber les masques, jusqu’à ce qu’il lui envoya les premiers vers du rêve familier de Verlaine ” Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant / D’une femme inconnue et que j’aime et qui m’aime / Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même / Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend” !  Elle les a appris par cœur et à chaque fois, elle les lui rappela  dans le fin fond de la nuit pour savoir si cette femme inconnue du rêve ne ferait, un de ces jours, partie du réel. Son professeur l’invita  au dîner et elle s’était donné de la peine pour la première fois de sa vie à s’embellir, pour ce qu’elle prenait pour ses noces. Mais, son chevalier n’était pas assez hardi pour remporter la bataille surtout contre lui-même. Il n’était pas assez fort pour l’inaugurer,  pour s’aventurer, et pour être inhumain. Mais pourtant pour ce qui était de superficiel, il a fondu comme du miel !

Tant que le chanteur transcendait vite, sautillait de scène en scène et ne s’entretenait avec elle que rarement, il ne resta que l’ami ! Ce bel ami, elle  me la raconté comme une chrie qui fait rire en pleurant. Son ami était un simple travailleur qui s’essayait au commerce, comme aux réseaux sociaux.  Ce qui lui plaisait en lui c’était avant tout son sens d’humour et sa bonne mine du sud. Un jeune homme fataliste, ambitieux, et affreusement énergique. Elle avait dû esquiver ses parents; conservateurs jusqu’à la moelle, pour le rejoindre au sud, en leur prétextant qu’une amie à elle l’avait invité à ses fiançailles. Sur ce détail, elle avait bien ri, me disant qu’enfin elle ne leur avait pas vraiment menti puisque elle était elle-même la fiancée et l’invitée. L’ami gagna le jeu et la balle de la roulette dévirginisa à tout jamais la vie de la voyageuse, mais aussi celle de son ami qui, ayant pris l’huitre, chercha à garder la coquille pour souvenir ! Il la demanda en mariage mais elle refusa. Il n’avait  pas vraiment saisi le sens du jeu, me disait-elle. Des mois après, profondément vexé par ce refus, il tomba sur le contact de son frère et lui envoya des photos d’elle en pleine action. Heureusement que cet ouragan coïncida avec son déplacement à la capitale pour continuer ses études supérieures, et donc, pour elle,  aucun dégât sauf celui de la perte presque totale de tout lien avec sa famille. Et jusqu’à au jour où elle me racontait, il n’y avait que le cœur de sa maman qui lui pardonnait sans jamais la comprendre.

La comprendre, elle ! Il faut savoir aller au-delà de la tolérance, friser l’extravagance. Cette marocaine des années deux milles fatiguée d’être tout le temps tiraillée par mille crochets et fils; et qui avait précocement coupé toutes les cordes avec ses dents. Elle avait  dû se battre contre tous ces complexes qui pullulaient dans les cœurs des autres et elle toujours gagnait en perdant, recevait toujours plus en offrant, et  pardonnait toujours dans son plein exil. Elle prenait la vie, me disait-elle, comme un train. Comme ce train où, un jour, elle s’asseyait dans un compartiment en lisant Crime et Châtiment. Trois garçons et deux filles montèrent et remplirent le compartiment de rigolades, de paroles vulgaires et de caresses. Au bout d’un moment, à mi-chemin, le courant chuta et le lieu baigna dans la pénombre. Elle entendit des baisers et des caresses. Elle proposa donc de rejoindre le banquet et le garçon seul l’accueillit volontiers. Ils échangèrent des chaleurs sans se voir ni se connaître comme dans un rêve. Quand le train s’arrêta, tout le monde descendit  et se disent au revoir !

Presque ce même au revoir qu’on s’était fait, l’un l’autre, après qu’elle avait dû ré-endurer une nuit d’autocar pour revenir au sud ; mais cette fois pour me surprendre. Le sud où elle avait déjà été profondément outragée ! Sa tolérance- qui frisait l’extravagance- était souvent mal comprise, et lui valait à chaque  fois des déplacements multiples  pour porter de l’aide à des gens que je ne peux qualifier d’amis. Des inconnus, des rencontres, des passagers, des étrangers, des touristes … Elle ciblait l’être humain, pour ainsi dire.  Mais, moi, sans que je ne lui demandasse aucune aide, elle s’était donné de la peine à venir me féliciter de mon premier récit,  munie d’un pêle-mêle de cadeaux, de vœux et d’aveux. Entre les bouffées de cigarettes et les gorgées de café  coulait un fleuve d’incidents saugrenus. Une kyrielle de moments drôles que je lui avais promis de partager avec des cœurs qui nous comprendront.

A l’heure qu’il est, Khadija enseigne toujours l’algèbre, sage dans sa pleine folie, riche dans sa pleine misère, grande dans sa pleine solitude.  Sa devise ? Accepter tout le monde comme il est ; me dit-elle toujours, comme il choisit d’être. Penser à travers l’autre. Oublier ce qu’on a au profit de ce qu’on est. Souhaiter aux autres ce qu’on souhaite à soi. Déconstruire le monde pour mieux le comprendre, franchir les limites de toute chose et explorer l’au-delà pour mieux revenir une bonne fois pour toute ; ou ne plus revenir. Pour elle,  chacun a le choix de vivre sa folie, sa pleine folie,  pour être vrai. Vrai, me répète-t-elle souvent, sois toi-même, vrai dans ta peau, ta propre peau ! Vis vrai, parle vrai, traite vrai les autres …

Ce vrai, j’ai beau peiné à le saisir avant de le rencontrer chez quelqu’un de plus profond disant que de l’homme à l’homme vrai, le passage passe par l’homme fou.

 

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