Mes souvenirs avec le grand critique tunisien Abou Zayyane Essaadi(3)

Abou Zayyane Essaadi

 

Il apparaît donc des données que nous avons mentionnées dans notre article précédent qu’Abou Zayyan Essaadi était un critique traditionnel et conservateur. Mais cela ne nuit en rien à la valeur de ses écrits, car l’important en critique  n’est point l’orientation en soi de l’écrivain mais la qualité intrinsèque de son œuvre selon les normes et les critères qui régissent le genre  dans lequel elle s’inscrit. Et de ce point de vue-là, il y a des travaux médiocres et d’autres bien menés aussi bien en critique traditionnelle qu’en celle où l’on fait appel aux méthodes les plus à la page, car, en  définitive, ce n’est pas la méthode qui compte dans ce domaine très épineux mais les résultats auxquels parvient le critique. Et les bons résultats on peut les obtenir intuitivement au cas où le critique dispose de bonnes capacités mentales, ce dont  Bou Zayyane , à mon humble avis, ne manquait pas .Et pour  s’en convaincre, il suffit de se référer uniquement à ses études et de faire abstraction des querelles verbales et écrites auxquelles il prenait part.

D’autre part, sa formation religieuse et classique et sa sensibilité traditionnelle suscitaient en lui des réserves vis à-vis de la formation que donnait l’université tunisienne. Et on peut dire que seuls le grand trio classique constitué des feus Chadli Bou Yahya , Mongi Chemli et Mohamed Yaalawi forçait son respect et son admiration : le premier pour avoir participer , selon les rumeurs, à barrer l’accès à l’université au critique tunisien Mohamed Férid Ghazi malgré le doctorat d’état qu’il détenait de la Sorbonne. Et bien que Bouzayyane n’ait  jamais rencontré  Bou Yahya qui s’attachait à l’image de l’universitaire vivant dans sa tour d’ivoire et qui  n’entretient  aucune relation avec le milieu littéraire, il ne cessait de le louer  en ces termes : «  Bou Yahia est un vrai fils de son père. Il lui revient le mérite d’avoir  protégé nos étudiants des écarts comportementaux  de ce bohémien ».Quant à Chemli et Yaalaoui , il les estimait en raison de leur attitude puriste intransigeante à l’égard de la langue arabe. Et ils se joignaient même quelques fois à son cercle au café de Paris à Tunis. Mais il se retournait parfois contre eux et leur proférait des mots dévalorisants surtout d’avoir fait leurs études supérieures en langue et littérature arabes dans le pays colonisateur et d’être les élèves d’orientalistes ennemis, selon lui, de l’arabité et de l’Islam ».

En entendant ces insultes, notre professeur Mohamed Yaalaoui  s’importait et disait que Bouzayyane est un misanthrope ultra-asocial et qu’il vaut mieux couper tout contact avec lui ». Quant à notre professeur Mongi Chemli, il encaissait ces mots avec le sourire en disant que Bouzayyane passe certainement par un moment psychologique critique et qu’il reviendra à de meilleurs sentiments ».

En 2009, j’ai entrepris avec Bouzayye et mon professeur Mongi Chemli un voyage inoubliable de Tunis à Tozeur (sise au sud-ouest du pays) pour participer à un colloque sur le poète Aboulkacem Chebbi .On nous a envoyé, à cette occasion, une voiture privée qui nous a amenés au lieu-dit  puis nous a ramenés à Tunis. Pendant le trajet , notre professeur ne cessait de lui dire : «  Bou Zayyane, tu es un campagnard authentique, natif de la glorieuse ville de Hajeb El Ayoun (sise au centre du pays), si tu préserves ta langue des mots injurieux, tu seras le plus noble des hommes ».Mais Bouzayyane qui ne reconnaissait pas ses origines, tire rapidement de sa poche sa carte d’identité et dit solennellement : « Quelle relation ai-je avec Hajeb El Ayoun ?Regardez je suis né à Tunis ». C’était vrai qu’il était né à Tunis mais d’un père originaire de Hajeb El Ayoun !Et pour l’exaspérer encore plus ,je lui dis : « Bou Zayyane, j’ai vu dans la maison de la culture de Hajeb El Ayoun un grand portrait de toi accroché au mur ». « Leur ai-je demandé d’accrocher mon portrait ?Je suis tunisois, tunisois !Regardez ma carte d’identité ! », répliqua-t-il.

A Tozeur,le jour du colloque, on m’a confié la présidence de la séance d’ouverture dans laquelle étaient programmées les interventions du professeur Mongi Chemli et Bouzayyane Essaadi .J’ai entamé la séance en ces mots : « C’est la séance la plus difficile que je vais présider. Et comment elle ne sera pas ainsi puisque j’ai à ma droite mon professeur Mongi Chemli qui était historiquement le premier à avoir enseigné la poésie de Chebbi à l’université tunisienne aux débuts des années soixante et à ma gauche Bou Zayyane Essaadi l’un des plus grands critiques en Tunisie! ».En entendant ces paroles,Bouzayyane qui était assis à côté de moi m’a chuchoté que ce que j’ai dit n’est pas vrai et qu’il est plutôt le plus grand critique de la Tunisie !». J’ai alors  répété sa présentation après l’avoir modifiée ainsi : « Excusez-moi , Bouzayyane Essaadi le plus grand critique tunisien !».

Et puisque chacun deux avait vingt minutes pour finir son intervention, j’ai passé à chacun d’eux tout juste avant l’expiration du temps qui lui a été accordé un petit bout de papier pour l’inviter à conclure. Mais si mon professeur a obtempéré de bon gré, Bouzayyane,lui,  prit le bout du papier et le jeta du haut de la tribune et continua à lire son intervention jusqu’à ce qu’il l’eut finie un quart d’heure plus tard.

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