Mes souvenirs avec le grand historien de la littérature tunisienne Aboulkacem Mohamed Kirrou (3)

Aboulkacem Mohamed Kirrou

De droite à gauche :Ghali Chokri, Abdelhamid Chebbi, moi-même et Aboulkacem Mohamed Kirrou

 

J’ai mentionné dans mon article précédent que j’avais presque coupé toute relation avec la littérature tunisienne entre le jeudi noir  26 janvier 1978 et « la révolution du pain » qui avait éclaté le 3 janvier 1984 et que mes seules activités littéraires au cours de cette période étaient ma participation à deux colloques sur l’instigation d’Aboulkacem Mohamed Kerrou : le premier dont j’avais parlé précédemment s’était tenu à Gafsa en 1980 sur le thème « La promotion de la langue arabe » et le second l’année suivante à Tozeur dans le cadre du 1er festival du grand poète tunisien Aboulkacem Chebbi.

Pour ce festival, Kirrou m’avait envoyé l’invitation à mon adresse personnelle .Et lorsque j’étais allé le voir dans son bureau au local de la ligue culturelle nationale, j’avais trouvé  avec lui le politicien opposant et professeur universitaire Mohamed Moadda qui publiait à cette époque des articles acerbes dans le journal « L’avenir », l’organe  de son parti « Le mouvement des démocrates socialistes » contre le régime. Et il était venu aussi à la suite d’une invitation qu’il avait reçue de Kirrou pour participer au même colloque, ce qui confirme l’ouverture d’esprit de cet homme qui faisait une distinction totale entre la politique et la culture. Plus tard dans les années 90, il m’avait confié que le ministre de la culture  à cette époque, Béchir Ben , n’était pas content  de ses choix et décisions mais il n’osait pas le contrarier, en raison  de son poids moral dans la culture tunisienne et arabe.

Le colloque s’était tenu en octobre 1981 et parmi la délégation qui était partie de Tunis  vers Tozeur, il y avait avec moi les poètes feu Mohieddine Kheraief et feu  Mustapha Azzouz, mon professeur feu Abdelhamid Chebbi le frère du poète Aboulkacem Chebbi, feu Abou Essououd Mesadi, cadre à l’époque au ministère de la culture, le professeur universitaire Tawfiq Ben Ameur et bien entendu d’Aboulkacem Mohamed Kerrou ainsi qu’un grand nombre de journalistes.

Et vu que le colloque coïncidait avec les élections législatives, Mohamed Moaada dont le parti « Les socialistes démocrates » y participait n’était pas au rendez-vous.

Le jour du colloque, vu mon âge relativement jeune , je m’étais trouvé devant un public énorme et à la même tribune que trois grands hommes de lettres :le critique égyptien Ghali Chokri venu à Tozeur dans la voiture du ministre, mon professeur de traduction à la faculté des lettres et sciences humaines  Abdelhamid Chebbi et de surcroît frère de Chebbi et l’historien  de la littérature Aboulkacem Mohamed Kerrou. Pris d’un grand trac au début mais voyant que le sujet que j’avais choisi : «  L’univers  des sonorités dans la poésie de Chebbi » a vite saisi l’attention du public ,je m’étais ressaisi rapidement  pour finir mon intervention  une demi-heure plus tard sur une grande ovation .

Certes, j’avais participé, avant ce colloque, à plusieurs rencontres littéraires mais dans des clubs  et devant des publics restreints .

La journée d’après, Aboulkacem Mohamed Kerrou a organisé au même lieu une rencontre avec un groupe de vieillards de plus de quatre-vingt-ans qui avaient connu selon lui le poète Aboulkacem Chebbi (mort en 1934) et qui étaient venus pour livrer leurs témoignages sur lui .Ils s’étaient mis, l’un après l’autre,à raconter leurs souvenirs avec Chebbi . Mais vu que les témoignages qu’ils livraient étaient vagues et peu intéressants tels que (l’un a joué avec Chebbi à cache-cache, l’autre le voyait souvent tout seul, un troisième l’a entendu lire ses poèmes…), le public s’était mis à quitter progressivement la salle.

Cependant Aboulkacem Mohamed Kerrou qui croyait avoir bien fait de nous présenter ces témoins, ne cessait de nous inciter à les interroger,  répétant à haute voix et à plusieurs reprises :  «  Messieurs dames, ne laissez pas passer cette occasion en or tant que ces témoins sont vivants !S’ils meurent, vous perdrez une source d’informations très précieuse sur notre grand poète  Aboulkacem Chebbi et vous le regretterez ».

Agacé par les paroles de Kirrou, l’un  des vieillards qui était assis à côté de lui à  la tribune répliqua ironiquement à la manière des Jéridiens : « Que dis-tu frère ? Quel beau présage tu nous fais là ! Que Dieu t’emporte avant nous ! ».

Et une explosion de rires retentit dans la salle !

 

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