Mémoires d’un critique : Rkayya Bchir (1949 – 2000): la poétesse longtemps délaissée !

La poétesse feue Rkayya Bchir à ma droite lit ses poèmes dans un colloque qui s’était tenu en 1998 à Gabès Rkayya Bchir

Les années quatre-vingt-dix s’étaient distinguées en Tunisie par l’orientation de la plupart des nouveaux poètes vers le poème en prose, tandis que la majorité des poètes des trois décades précédentes (60, 70et 80) continuaient à employer la poésie libre et seulement quelques uns d’entre eux écrivaient rarement des poèmes classiques dits verticaux. Quant aux poètes purement classiques ou traditionnels comme les qualifient les critiques arabes, il n’en restait pratiquement qu’un seul : le poète Mohamed Hachemi Zine El Abidine.
Soudain au milieu cette ambiance moderniste ou semi-moderniste dominante surgit une voix féminine intégralement classique, aussi bien au niveau du rythme où elle se conformait totalement aux règles de la métrique arabe ancienne que sur le plan lexical où elle faisait fréquemment usage de mots peu usités.
Cependant malgré ce goût prononcé pour le purisme, sa poésie était empreinte d’une spontanéité peu commune, car on ne la rencontre que chez les grands poètes classiques anciens ou modernes qui, tout en se pliant aux contraintes de la métrique, ne basculaient jamais dans la versification compassée et artificielle comme il est de coutume dans ce genre poétique. En effet, grâce à un rythme interne très intense, ses mots semblaient jaillir du fond de son être avec une musicalité intense laissant percevoir une sensibilité bien aiguisée.
Quant à l’univers poétique qui se dégage de sa poésie, il foisonne de ressentis sombres montrant une incompatibilité avec son milieu et une douleur vive de le voir végéter dans des valeurs qu’elle considérait artificielles et dégradées.
Classique au niveau de la forme et lyrique sur le pan du contenu, son écriture rappelle un peu celle d’Alfred de Vigny mais à la différence de celui-ci , elle ne s’enfermait pas continuellement dans son égo mais portait de temps en temps un regard sondeur sur ce milieu, animée d’une volonté ferme de le réformer et lui apporter les remèdes requis, rejoignant sur ce point les grands réformateurs arabes et musulmans du XXè siècle et du début du XXè.
Cette poétesse, qui faisait à cette époque ses premiers pas et qui n’était pourtant pas très jeune, étant née en 1949, était de la ville de Monastir et s’appelait Rqayya Bchir.
Je l’avais connue en 1968 lorsque je l’avais eu comme camarade de classe et toujours dans le même groupe vu que nos de famille commencent par la même lettre mais elle ne m’avait jamais adressé la parole .C’était une fille de petite taille, chétive , de teint blanc et très timide et se voyait fréquemment avec une autre camarade de classe qu’on disait « une sœur chrétienne syrienne ».
A la deuxième moitié de l’année 1972, j’étais le responsable de la matière culturelle du journal « Ennas »(Les gens) dont le propriétaire avait refusé de consacrer une page à la culture, quand un jour je reçus par voie postale un poème classique écrit de main de maître signé :Rqayya Bchir , ce qui m’avait étonné parce qu’il était clair que son auteur n’était pas débutant alors que Rqayya état inconnue dans le milieu littéraire. Et je reconnais aujourd’hui que j’avais eu tort de ne pas le publier parce je craignais qu’il eût été plagié. Et je m’attendais à ce qu’elle m’en parle à la faculté mais il n’en fut rien.
Dès la fin de la période estudiantine je n’en avais plus entendu parler jusqu’à la deuxième moitié des années 90 lorsque j’avais commencé à voir son nom cité parfois dans des articles couvrant des rencontres poétiques auxquelles elle participait et j’avais pensé qu’il s’agissait d’une autre personne portant le même nom. Mais un jour en 1998, nous nous rencontrâmes à Gabes (sud-ouest de la Tunisie) dans un colloque consacré à la poésie féminine arabe et auquel on avait invité des poétesses de plusieurs pays arabes.
Pendant les trois jours qu’avait duré ce colloque, Reqayya Bchir était pour la pupart de temps seule et ne côtoyait aucune autre personne et aux séances de lectures poétiques elle était seule aussi à lire des poèmes classiques car la majorité des autres poétesses tunisiennes et arabes participaient avec des poèmes en prose et quelques unes avec poèmes libres. J’ai remarqué même que quelques poétesses riaient lorsque Reqayya lisait ses poèmes. Quant à moi, elle ne m’avait pas au début adressé la parole comme d’habitude mais vu que les organisateurs m’avaient désigné dans leur programme pour la présenter au public elle avait été obligée de le faire. A la fin de cette séance, elle vint s’assoir à côté de moi au restaurant et me dit avec une grande amertume : « Je vous remercie pour les mots encourageants que vous avez dits sur moi mais après mûre réflexion, je crois que vais arrêter d’écrire la poésie, parce que j’ai remarqué que tous les participants me regardent comme si je vens d’un autre monde ou du passé lointain ».
-« Ne faites pas cette faute, lui dis-je, votre poésie est de haute qualité dans son genre . Continue votre chemin sans faire attention aux réactions de ceux qui n’aiment pas votre écriture et je sûr qu’un jour on vous reconnaîtra. »
Mais malheureusement deux années après au début du mois d’aout 2000, le poète Abdessalem Lassilaa me téléphona pour m’annoncer son décès et c’était une mort tragique parce qu’elle succomba à une crise cardiaque alors qu’elle était seule dans son appartement et les voisins ne s’en aperçurent que deux ou trois jours plus tard.
En cette période j’étais responsable à Services éditions à Tunis d’une collection intitulée « Etudes sur la littérature tunisiennes » et j’avais eu l’idée de lui y consacrer un livre collectif .J’avais contacté à cet effet mon ami le poète feu Mohamed Ben Salah qui habitait dans la même ville qu’elle :Monastir et des collègues de la faculté des lettres de Sousse mains malheureusement le projet ne vit pas le jour.
Cependant, elle est programmée dans l’un des prochains colloques de la maison Ichraq éditions et la revue « Culminances » si le coronavirus nous permet de l’organiser .
Dans la photo : La poétesse feue Rkayya Bchir à ma droite lit ses poèmes dans un colloque qui s’était tenu en 1998 à Gabès
Rkayya Bchir

Née à Monastir le 25 octobre 1949. Elle a fait ses études à l’Ecole Normale de Monastir, puis à l’Ecole Normale Supérieure où elle a obtenu une maîtrise ès langue et littérature arabes en 1973.
Elle a enseigné en tant que professeur d’enseignement secondaire puis elle a opté pour un poste de fonctionnaire dans le secteur éducatif. Elle est décédée le 2 août 2000.

Ses recueils poétiques :
Pourquoi la tristesse, El Maaref éditions, Sousse, Tunis, 1996
La senteur de l’âme, à compte d’auteur, Tunis, 1997
Ombres pourpres, à compte d’auteur, Tunis, 1999

 

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