Entretiens de « Culminances » :20 – Avec le poète irakien Abdullah Sarmad Al-Jamil

Abdullah SarmadAl-Jamil

Qui est Abdullah Sarmad Al-Jamil?

Abdullah Sarmad Al-Jamil est né le 11 mai 1993 à Mossoul ( Irak ).Il  est officiellement étudiant à la faculté de médecine mais il vit ment loin de sa ville natale .Il appartient à la nouvelle génération des poètes irakiens  qui  est née  en pleine guerre et les dissensions communautaires sanglantes qui s’en étaient suivies  et  qui n’a jamais connu un seul  moment de paix .La tragédie que vit son peuple depuis plus de deux décennies jette ses ombres sur son atmosphère poétique où domine une ambiance sombre et se profilent des images de destruction et de tueries .Mais le poète bien qu’il paraisse tenir à demeurer au sein de cette atmosphère près de son peuple, en raison de l’esprit patriotique qui l’anime  et qui l’empêche de penser à la fuite, il la transcende au moyen d’une sorte de conscience prospective  qui lui offre la possibilité d’ironiser douloureusement la situation qui prévaut dans son pays et observer les contradictions et l’illogique qui la régissent.

Il a à son actif deux recueils de poésie : Les offrandes de la forteresse flottante, Rivages éditions, Qatar 2015 et  Émigrants avec des ailes de mouettes , éditions Lignes,Bagdad  2017.

Question 1 :Vous êtes né en 1993, c’est-à-dire que poétiquement vous appartenez à la dernière génération poétique arabe. Pourtant ,vous écrivez une poésie conforme à la métrique arabe classique ou semi-classique, tandis que la grande majorité des poètes des deux générations précédentes et de votre génération même ont opté pour le poème en prose. Comment justifiez-vous ce choix non-commun ?

 
Abdullah Sarmad Al-Jamil : En réponse à la première question, je voudrais préciser que j’écris dans les trois genres poétiques : le classique, le semi-classique et le poème en prose et ne me limite pas seulement aux deux premiers contrairement à ce qui a été mentionné dans votre question. Depuis quatre-vingt-ans, le poème en prose n’a cessé de provoquer une polémique extrêmement vive et un débat infructueux sur sa dénomination, son authenticité et ses précurseurs. Et on en conclut que le beau texte s’impose quelle que soit sa forme. Le poème en prose est devenu une réalité .Mais ce qui chagrine, c’est qu’il a été assassiné et que son cadavre continue à être défiguré par certains usagers du facebook que je ne me permets pas d’appeler « poètes ».Il y a deux jours, j’ai entendu un poème que déclamait une pseudo-poète de la ville de Mossoul et des poèmes classiques prononcés par d’autres et j’ai compris que la poésie dans la ville va mal..le poème en prose de Saint-Jean Perse est, pour moi, mille fois meilleur que tout ce baratin classique, semi-classique et prosaïque que nous entendons aujourd’hui !

Question 2 : Vous êtes médecin , ce qui veut dire que votre formation universitaire est scientifique et non-littéraire. Mais votre langue est parfaitement conforme aux règles de la langue arabe classique au point où je n’y  décèle ou presque la moindre faute. Comment avez-vous appris la langue arabe classique ?Et qui vous l’a-t-il enseigné ?

Abdullah Sarmad Al-Jamil : L’ai-je apprise par hérédité ?Oui. Est-ce une passion ? Oui. Est-ce une tragédie ? Oui. Cela s’était passé lorsque j’étais en 2ème année de l’enseignement moyen. Un jour, j’ai trouvé quelques difficultés à analyser grammaticalement un verset du Coran .Et le cas en question relevait des règles du défini et de l’indéfini. Le lendemain, je suis allé à une librairie se trouvant dans la zone de l’université et demandé à son propriétaire s’il a un livre destiné à faciliter l’analyse grammaticale du Coran. Il m’a alors remis un fascicule volumineux qu’il prit soin de mettre dans un sachet  et je l’ai payé dix mille dinars irakiens, tout  joyeux d’avoir résolu ce problème définitivement.

Une fois arrivé à la maison et plus précisément à ma chambre à coucher, je me suis assis sur un tapis de prière étalé, sorti le livre du sachet et me suis mis à en apprécier le toucher, l’odeur et litre calligraphié avec l’eau de rose : « L’analyse grammaticale du Coran »  par Abou Jaafar Ahmed Al-Nahhas , Maison d’édition des livres scientifiques, Liban. Et j’ai été attristé par la façon dont l’auteur de ce livre était mort .Un jour, il était assis sur la rive du Nil déclamant des vers et les découpant suivant les règles de la métrique quand un homme ignorant de la plèbe l’entendit et lui dit : « Par Dieu, ce que tu dis est de nature à ensorceler le fleuve ! ».Et il l’a tout bonnement écrasé sous ses pieds et jeté dans le fleuve.

Le livre commence par l’analyse grammaticale de l’expression coranique de la  basmala : « Au nom de Dieu clément et miséricordieux ».Soudain, l’auteur cite un grand grammairien Azzazzaji .Je me suis alors demandé : « Qui est  Azzazzaji ?».Puis, en continuant la lecture, je me suis buté sur des termes techniques et des expressions dont je ne compris aucun mot, d’où jaillit la passion, la passion de l’incompréhensible, des biographies des fameux grammairiens des villes de la Basra et  la Koufa et les débats qui se déroulaient entre eux.Et c’est ainsi que s’est constituée chez moi une bibliothèque  pleine de livres en papier et d’autres numériques sur la gramكaire, la morphologie, le vocabulaire, la rhétorique et le lexique. Depuis et vu ma compétence exceptionnelle en langue arabe , mon professeur et mes meilleurs camarades de classe au lycée pilote me surnommèrent « Sibawayhi » (nom du très grand grammairien arabe ancien ).

Question 3 :La plupart des poètes des trois dernières générations poétiques arabes ont choisi d’écrire de la poésie en prose et ce, pour une raison majeure :ce genre poétique offre plus de possibilités que les poésies classique et semi-classique pour condenser les sens et accumuler les connotations .Mais, nous vous voyons opter pour une troisième voie : rechercher ces mêmes condensation et accumulation ainsi que l’abstraction des images mais tout en vous conformant aux règles de la métrique arabe ancienne. Y a-t-il derrière ce choix une philosophie esthétique quelconque?

Abdullah Sarmad Al-Jamil : Permettez-moi de ne pas être d’accord avec vous sur ce point .A mon avis, si le poème en prose est très répandu chez les dernières générations de poètes, c’est tout simplement à cause du goût de la facilité et du moindre effort ainsi que la méconnaissance de la métrique classique et semi-classique .Et il y a, à mon avis, aucune condensation sémantique dans les textes qu’on publie aujourd’hui, à part quelques essais épars ici et là.

 Question 4 : Vous êtes médecin et le médecin est rationnel et réaliste pour qu’il remplisse sa mission le mieux possible, tandis que la poésie est la langue de la sensibilité et de l’imagination. Comment conciliez-vous ces deux personnalités contradictoires au sein de votre être ?


Abdullah SarmadAl-Jamil
: Je ne me souviens de personne à qui je me suis présenté comme poète et médecin sans qu’il n’ait été stupéfait .Je lui explique alors que la poésie est un art et en art il n’y a aucune différence entre médecin ou ingénieur ou éboueur, car il nous assaillit brusquement. Quant à ma relation avec la médecine et la poésie, elle est comme l’a dit Tchekhov : « La médecine est mon épouse et la littérature est ma bien-aimée ». Vraiment, je suis en lutte avec le temps : je dois m’acquitter de mes devoirs aussi bien envers la médecine qu’envers le poème. Puis, je suis un être humain et mon être a aussi des droits sur moi.Quel supplice !

Question 5 : Tous vos poèmes sont inspirés de la catastrophe qui a frappé, ces toutes dernières années, votre ville natale Mossoul. Mais nous ne vous y voyons pas recourir au « discourisme » ou prendre des prises de position politiques mais essayer principalement de dégager le tragique humain des événements historiques en cours, ce qui dévoilerait chez vous un certaine conception de la poésie .Quelle est cette conception au cas où elle existe ?

Abdullah Sarmad Al-Jamil : Je vous salue pour ce terme « catastrophe »,car ce qui s’est passé dans ma ville Mossoul est une véritable catastrophe non moins désastreuse que la catastrophe palestinienne. De 2003 à 2013,Mossoul n’a cessé d’être sous le coup des explosions, les enlèvements, les assassinats et le nettoyage communautaire et ethnique .Puis , vint l’année 2014 lorsque nous nous enfuîmes de notre ville quelques heures seulement avant l’arrivée des terroristes avec pour seuls bagages des sacs à main et sans y revenir ultérieurement ,même si nous nous y sommes revenus aujourd’hui après sa libération ! Cher monsieur, un voyeur n’est point comme un simple auditeur. Il vous suffit de savoir que les cadavres sont encore aujourd’hui sous les décombres. Aussi bien nos proches que les étrangers se sont acharnés sur nous pour des raisons que tout le monde connait, sauf les rancuniers et ceux qui font l’idiot, comme si Mossoul est une épine dans leurs yeux.

Je suis en colère vis-à-vis des poètes de ma ville en particulier et de l’Irak en général. Ils avaient gardé le silence, sauf une minorité qui a inscrit ces événements quotidiens effroyables soit en vers , soit dans des romans. Puis que s’est-il passé ?Voici la ville qui se débat dans ses ruines urbaines et morales et ces poètes n’en soufflent le mot aussi. Un jour, un critique niais m’a reproché mon engagement poétique pour la cause de ma ville. Ce type-là, j’aimerais lui rappeler que les romanciers européens n’ont jamais cessé d’écrire sur les deux guerres mondiales et on leuroctroie des prix de Nobel pour les romans qu’is écrivent sur ce sujet. Seuls les non-vrais natifs de la ville s’en foutent !

Question 6 : Historiquement, la ville de Mossoul est un symbole du rationalisme, car elle est la ville natale du grammairien Mutazilite (relatif au mutazilisme, une école de théologie  musulmane  fondée sur la logique et le rationalisme) Ibn Jinni qui était le plus grand grammairien arabe au IVème siècle de l’hégire (X ème siècle après J-C.). Comment cette ville a-t-elle fini, onze siècles après, par tomber facilement victime des courants extrémistes ?

Abdullah Sarmad Al-Jamil :Mossoul est un symbole  du centrisme et du rationalisme. Et j’affirme ou presque que le nombre de ses habitants qui ont adhéré aux courants extrémistes ne dépassent pas les 1 ou 2 pour cent. Oui, les médias politisés sont parvenus à défigurer la ville, au point  où les autres irakiens depuis la prise de la ville s’effarouchent de nous quand ils savent que nous sommes de Mossoul.  Et on ne peut expliquer ce qui s’est passé indépendamment de la chute  médiatique à un niveau bas depuis la guerre irako-iranienne, en passant par les années du siège. Tout a chuté :le goût, la pensée, la  philosophie, l’art, la politique, l’économie, l’industrie , l’agriculture. Cher monsieur, même les formes et les visages ont chuté .La beauté sumérienne a émigré !  

 

Question 7 :L’Irak sous le régime de SADDAM Husseyn état un pays avancé et prospère malgré son pouvoir individuel. Mais la démocratie ne lui a apporté jusqu’à présent après quinze ans que des catastrophes et des tragédies. Cette démocratie réussira-t-elle, selon vous,   à faire sortir l’Irak de la situation difficile dans laquelle il se débat ?

Abdullah Sarmad Al-Jamil : Il vient de naître en moi  une conviction absolue que le peuple est plus tyrannique que ses gouvernants. Saddam Husseyn était un produit de son milieu, un produit de ce peuple dont l’une de ses acclamations populaires était : « Saddam est le nôtre, parmi nous et  issu de nous ».J’ai imaginé si la catastrophe de la ville de Mossoul s’était produite  – A Dieu ne plaise ! – dans l’une des villes égyptiennes. Je jure par Dieu que les Egyptiens ne se seraient tus un seul instant jusqu’à ce qu’ils la fassent revenir dans le giron de la patrie.Quant à nous, pendant quatre ans, les avions volaient au dessus de nos têtes et Daech campait en dessous de nous. Le problème des habitants de ma ville est qu’ils s’habituent à vivre  dans toutes les situations et les conditions. Aucune différence pour eux entre misère et maladie .Est-ce une faiblesse ou bien une croyance au destin ?! Sincèrement, je ne le sais pas .Saddam s’en est allé et aussitôt, apparurent des centaines d’autres de son acabit. Il y a une vérité qu’il faut reconnaître, c’est que l’Irak des années cinquante, soixante et soixante-dix a donné naissance , malgré la censure et la domination du parti au pouvoir , à un mouvement culturel dont nous sommes fiers et qui s’est traduit par des revues, des ouvrages et des poètes. Quant à aujourd’hui, se taire est plus éloquent que parler.Prends à titre d’exemple le festival de Merbed et esclaffe-toi de rire en jetant un regard sur les invités leurs textes !

Question 8 : Vous avez intégré tout récemment notre sélection e poésie mondiale et vous avez sans aucun doute lu plusieurs poèmes traduits de la langue française en langue arabe. Trouvez-vous cette poésie différente de la poésie arabe d’aujourd’hui ou au contraire y’ a –t-il des points communs entre les deux ?

Abdullah Sarmad Al-Jamil :Je n’exagère en rien si je dis que je lis la poésie étrangère traduite en arabe autant  notre poésie arabe. Et l’école française a beaucoup d’influence sur moi, en partir de Baudelaire, de Rimbaud, de  Mallarmé, de Saint-Jean Perce, de Jacques Prévert, d’Yves Benoit, de Paul Valéry , de  Louis Aragon,de  Lamartine , de René Char,de  Max Jacob ,d’André Breton….et jusqu’à ceux  que vous avez traduits. La seule différence pertinente entre eux et nous c’est la présence ou l’absence de guerre dans nos textes . En effet , aucun poème irakien contemporain ne manque ou presque du thème de la guerre et  tout ce qui se rattache à elle et surtout la préoccupation dont le poète se fait l’écho et  qui peut atteindre une grande proportion au point oû l’équation poétique devient :la vie = la guerre. Quant au poème français, on s’y préoccupe de la vie telle qu’elle est, ce qui me fait parfois rire et parfois pleurer.

Question 9 :Avez-vos l’impression que le facebook vous rend vraiment des services importants en tant que poète ?Et y décelez-vous des défauts ?

Abdullah Sarmad Al-Jamil : Le facebook est un café universel.

 

Question 10 : Quels sont vos projets proches et lointains ?

Abdullah Sarmad Al-Jamil :Je projette de publier deux recueils manuscrits et de finir un troisième.

 

 

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