Les archives des commentaires poétiques de Mohamed Salah Ben Amor :3 -Les poèmes de Patricia Laranco:3 -10/11 : Le doute – La nuit

Patricia Laranco

Le doute

 

Je doute, il doute, nous doutons,

les objets inanimés

doutent.

 

Les objets anonymés

doutent

 

et l’œil perçant

doute toujours.

 

Quand il s’enfonce trop avant,

trop profond, sa fébrilité,

sa maudite curiosité

diabolique

doute

 

et vacille !

 

Les Occidentaux  attribuent à René Descartes  (mort en 1660) le doute méthodologique  qu’ils appellent le doute cartésien. Ils ne savent peut-être pas que le premier à avoir élaboré ce concept est le penseur arabe Al Jahidh (mort à Bagdad en 250 de l’Hégire) auquel nous devons cette fameuse définition du doute : «  Le doute est le chemin qui mène à la  certitude ». Dans ce poème-ci, l’auteure   donne à ce concept  une signification et une dimension plutôt philosophiques, phénoménologiques plus précisément, en soulignant le caractère sinueux et incertain du doute qui ne mène en fin de compte à rien.

 

 

 

La nuit

 

La nuit les papiers peints amoncellent leurs plis, leurs sombres rouleaux qui déferlent un à un, pareils à des fronts bas de béliers qui chargent

La nuit l’ombre entretient la fripure des murs et lui confère une mobilité pelucheuse

La nuit, qu’un coup de griffe géant a taillée, a ouverte, cherche ses racines de fer. Elles se sont enfouies dans une respiration tiède…une circulation secrète de souffle retenu.

La nuit ressemble à ces animaux rescapés, tapis dans leur clandestinité maraudeuse.

J’ai entraperçu son noyau radioactif, son cœur de lumière aux géométries glacées.

Elle a bu, aspiré la texture du Temps, l’âme de ce grand pays neigeux qu’est le silence. Elle a ressuscité les bruits les plus épars, les plus errants et les plus sujets à l’alerte. Ceux comme un dévalement de petits cailloux secs…une indécision entre mirage et présence.

Puisqu’il n’y a que ce manque au cœur de la nuit…

Ce manque qui pourrait n’être qu’un cri des corps,

de tous ces corps obtenus par séparation, par section, avides d’être complétés

puisqu’il n’y a que cet appel réitéré

des corps ces purs produits de la mutilation

qui n’en finissent pas de ressasser l’erreur qui les a exclus, les maintient en exil

puisqu’il n’y a que le déchirement d’un cri

pour combler la déchirure du grand tissu

et pour invoquer le passé originel par delà tous les enclos et tous les hiatus

*

la nuit vaut-elle la peine d’être vécue ?

*

Et ce manque qui erre, est-ce celui des vivants

des fantômes ?

Celui des reflets

ou celui des choses ?

 

Ce texte n’est ni un récit ni un poème mais le résultat de  l’abolition des frontières  qui séparent normalement ces deux genres. Et ce qui a facilité cet amalgame est  la nature du thème abordé qui est la description de la nuit en tant que contexte psycho-temporel propice à l’éveil des pulsions et à  l’installation chez les personnes névrotiques d’un état de  phobie et d’angoisse. Cette description dépeint comme nous le remarquons une ambiance  plutôt onirique au sein de laquelle les fantasmes prennent le dessus sur les faits réels même  sous forme de débris. Ce qui nous fait soupçonner un retour inconscient de la part de  la locutrice  à la période utérine dans la matrice de la mère au moment de la sortie vers le monde aérien. En effet, cette sortie est très délicate pour le nouveau-né qui se trouve engagé dans un couloir tout noir soumis à de hautes pressions qui lui causent  une grande panique.

Au niveau du style, l’auteure a su bien exploiter ce contexte pour nous gratifier comme d’habitude d’une  série d’images déroutantes à couper le souffle. Une très bonne mention Patricia ! Ton texte est un vrai bijou !

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