Le poème du matin hivernal par : Mohamed Hédi Jaziri – Tunis

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Mohamed Hédi Jaziri

 

Je t’aime,

Je n’ai aucune opposition à ce que je t’aime

En tout temps et en tout lieu de la Terre

Mais je demande à ton amour

De descendre de cet autobus.

Mon humeur est une ruelle sans issue

Et ma tête bourdonne comme un nid d’abeilles

D’autre part je suis aujourd’hui

Au service de ma famille

 

Je t’aime,

Dans la nuée de mon cartable

Il y a des exemplaires de mon nouveau livre

Mon livre qui est incapable de t’aimer

Aussi fort que moi.

Quelle grande différence

Entre les poèmes 

Et le poète  qui avance très loin

Dans ce matin hivernal 

A travers les champs du nord

Atteint profondément  de ton amour

Et courbé  derrière le lâche gagne-pain

Et devant l’état assassin !

 

Je t’aime,

A côté de moi il y a un idiot

Qui me parle de mon dieu

Mon dieu qui, après cinquante errances,

S’est avéré qu’il réside en toi

Ö leurre du feu !

Ö astuce de l’eau !

Ö saut de l’argile !

Comment t’appellerai-je

Ö mon âme effarouchée ?

 

Je t’aime

Je sais que tu te réveilles doucement

Que tu accordes plus de temps à la nuit

Afin qu’elle révise le climat de la gazelle

Au cours de son sommeil  païen,

Pour que le matin se prépare comme il faut

Pour t’étreindre

Pour qu’il vénère ton dieu

Dans la mosquée du quartier,

Pour qu’il réprimande un voleur

S’étant impliqué dans un  sommeil profond

A la croisée de deux jours,

Pour qu’il balaie un chien terrifiant

Qui s’est assis de tout son poids

Sur la route de ton jour,

Pour qu’il examine toutes les rues

Et les passants matinaux,

Pour qu’il tienne  à ce que toutes les boutiques

Ainsi que la boulangerie s’ouvrent 

Avant de monter les escaliers de ta demeure,

Respirant l’air pur à pleins poumons

Tout timide et embrouillé par son amour

Et le tumulte des passants

 

 Je t’aime ,

Qui convainc le chauffeur renfrogné

Que j’aime le poème dans sa forme humaine

Et que je déteste les informations

De son poste  radio et du speaker,

Les chansons transfigurées 

Et les  maximes vulgaires de la nation

Qu’il choisit ?

 

Je t’aime

Le chauffeur renfrogné n’a pas saisi

Que le matin  hivernal est le balcon

De feyrouz et personne d’autre

Et que j’ai besoin sans tarder de sa voix

Pour qu’elle  dompte mon désir ardent pour toi

Pour qu’elle  me sépare un moment  

Des ruines de mon pays,

Du bafouillis de ce prophète assis à mes côtés

Sur la politique, la religion

Et la vertueuse révolution

 

Je t’aime,

Nous avons été stoppés  

Par un barrage de la  gendarmerie

J’ai fumé deux cigarettes

Et j’ai avoué ton amour

Aux arbres  vagabonds entre les collines,

A l’herbe, au vent,

Aux pierres indifférentes vis-vis de mon ennui

Et de l’étroitesse de la route

A tel point que je faillis 

Divulguer ton amour

Au chauffeur renfrogné,  

A tel point que je faillis 

Le divulguer aux gendarmes

 

Nous montâmes dans l’autobus

Et le prophète qui me côtoyait

Continuait à ignorer  que ta vénération à outrance

De ma part est un devoir

Et  le fait que tu t’enquières sur moi

Même une fois par an est  un zèle

 

Je t’aime,

Que se passera-il

Si un jour je dis à tes parents

Que je suis une nouvelle invention

Qui distrait  les enfants,

Maîtrise la déclamation des poèmes

Aux adultes intéressés,

Serviable, sans pareil

Mes qualités sont ahurissantes

Et je guide les prieurs

Parmi tes parents sûrs d’eux-mêmes ?

 

 

Commentaire de Mohamed Salah Ben Amor :

 

Après la vague d’enfourchement de la révolution qui a succédé directement aux évènements du 14 janvier 2011 en Tunisie et qui a vu une multitude de pseudo-poètes et écrivains envahir la scène littéraire, se réclamant du nouveau changement et affichant des textes pour la plupart médiocres,  les vrais poètes, eux,  se sont retirés, dans l’attente que les horizons se dégagent et que le paysage

s’éclaircit ..Faisant partie de cette minorité  de poètes qui ont donné leurs preuves depuis plus de deux décennies, Mohamed Hédi Jaziri, après une période de silence, s’est mis à faire des réapparitions intermittentes mais avec un type d’écriture tout à fait nouveau, inspiré de la situation alarmante qui a touché tous les domaines dans le pays dont le secteur culturel où les créateurs tous arts confondus se sont sentis de plus en plus marginalisés et sans avenir,  comme nous le constatons dans ce long poème conçu sous  la forme d’un délire hallucinatoire continu, laissant entrevoir des attentes et des questions réelles et émanant d’un locuteur qui a toutes les caractéristiques  d’un fou raisonnable. Construit sur la base  du camouflage de l’identité de la  destinataire à laquelle le locuteur s’adresse tout au long de son discours, en multipliant  les signes  polysémiques faisant croire tour à tour qu’il s’agit d’une bien-aimée ou  du poème (féminin en arabe ) ou encore  de la patrie , le poème nous dévoile l’état d’âme meurtri de son auteur qui se présente comme un humble homme du peuple et comme un amoureux inconditionnel et désintéressé de son pays  qui fait fi de la politique , des politiciens et des politisés de tout bord mais que la situation de sa patrie l’inquiète profondément .

Sur le plan du style,   le texte a acquis, grâce à ce jeu polysémique, un attrait particulier renforcé par le flot d’images surprenantes qui n’a cessé de déferler du début jusqu’à la fin .

 

 

 

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Mohamed Hédi Jaziri

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