Mokhtar El Amraoui chante l’aube… par: Giulio-Enrico Pisani -Luxembourg

Mokhtar El Amraoui

Mais quelle aube ? L’aube qui a failli être ? Ou l’aube que l’on attend ? L’aube qui sera peut-être… fin 2019 ! Mmm… Plus de huit ans après la publication de son magistral double recueil de poèmes « Arpèges sur les ailes de mes ans », que je vous présentai à l’époque en paraphrasant le grand Pablo Neruda avec ses « 221 poèmes d’amour et… une chanson désespérée » ? Le fallait-il vraiment ? Et pourquoi pas ? Compte tenu de leurs espaces culturels très différents, m’expliquai-je alors, la parenté des deux poètes était indéniable et même leurs styles parfois assez proches. Coïncidence, ou influence du vieux poète chilien sur le jeune barde tunisien ? « ¿Quién sabe ? » Quoiqu’il en soit, chez El Amraoui comme chez Neruda, l’amour est partout, l’espoir fréquent, la colère aussi, le découragement sporadique et, à bien chercher, on leur trouve à tous deux au moins une « canción desesperada » et un zeste de rêve.

Mais où en sommes-nous à ce jour ? Où Mokhtar El Amraoui en est-il avec son nouveau recueil « Chante, aube, que dansent tes plumes ! » (1) depuis qu’en novembre 2010 je me penchai sur ses « Élans d’espoir (1070-1980) », la première partie de ses « Arpèges sur les ailes de mes ans » ? Où va-t-il et où nous conduira-t-il, depuis que, peu après, le 17 décembre, un jeune vendeur de légumes s’est immolé par le feu à Sidi Bouzid : un acte désespéré qui renversa la dictature, alluma tous les espoirs et lança la Tunisie dans cette longue traversée du désert que je suis de près, mais que lui, le poète, vit dans sa chair au quotidien ? Ce nouveau recueil nous apporte-t-il la réponse ? Sûrement pas. La poésie vit l’histoire, mais ne la fait pas. À l’espérance fit suite une sombre nuée de récupérations politiciennes, déceptions et faux espoirs, nuée à peine brisée ci et là d’éclairs d’optimisme perturbant sans le rompre ce vol d’oiseaux noirs à l’air d’anneau de Moebius tant la fin de la nuit, c’est-à-dire l’aube, peut paraître utopie.

Mais les utopies n’en sont pas vraiment pour les poètes. Les Garcia Lorca, Aragon, Hikmet et autres Darwich passent, sans doute, mais leur lumière reste et continue à éclairer les Tahar Bekri, Émile Hemmen, ou Mokhtar El Amraoui… À leur charge de la redistribuer et l’amplifier, rôle que ce dernier prend on ne peut plus à coeur. Aussi, par son activité culturelle et poétique intense, dont l’enseignement et la publication de recueils poèmes », une kyrielle de poésies libres et de très fréquentes lectures publiques, activité que je n’ai hélas pas pu suivre comme elle l’eût mérité, l’ami qu’il a toujours voulu m’être n’a jamais failli à sa mission de poète. Certes, né en 1955 à Mateur, neveu du barde et poète Belhassen Ben Chaabane, dont l’oralité lyrique se perdit hélas souvent en feuillets servant plus tard à l’épicier, puis devenu professeur de français à Bizerte, Mokhtar El Amraoui avait tout pour…

Sans doute, mais encore ? Oh, encore bien plus que de reprendre l’étendard des poètes disparus ! Car Mokhtar va au contact. Loin de s’enfermer dans une distinguée tour d’ivoire, il se partage, se dépense sans compter, fait de la poésie au quotidien comme monsieur Jourdain fait de la prose, conçoit, écrit, lit une poésie populaire, accessible à tous, loin de l’hermétisme de maints confrères. La poésie réunie dans ce recueil est toute en vers libres, ici caressants, là martelés, parfois rimés, ou encore dissonants, des fois naïfs come peints par le douanier Rousseau, ailleurs hurlant façon « Desastres de la guerra » de Goya. Sa poésie c’est aussi la légèreté des Fêtes galantes, la dramaturgie de Géricault, l’amertume de Kafka, l’engagement de Brecht, la déception, le découragement, le retour au combat et encore l’espoir, l’espoir que vive le chant de l’aube et que, même sans celles d’Ouled Ahmed et de Mahmoud Darwich, ses plumes continuer à danser.

L’aube et la danse, ces motifs récurrents annoncés dès le titre, le poète y revient page 48 dans son poème « Douleurs de soie », où la révolution déjà sortie de l’oeuf, plus que promise donc, voudrait exploser à la vie tout en étant consciente du prix à payer : « La chrysalide chante (…) danse toutes ses douleurs / en lumières de soie ». Et un peu plus loin, page 72, encore en pleine gésine, la tragédie s’exprime dans « L’extinction des ruines », poème dur, où « Il est resté l’aboiement des fumées / après l’extinction des ruines… ». Rien de surprenant en fait, car déjà page 5, tout au début du recueil (2), dans sa « Musique en étoiles », où l’auteur prend son envol vers la cité nouvelle, il a averti que le sang peut nous faire payer cher l’espoir « … et nous montrer la ville / où il pleut tantôt du fiel / tantôt du miel ».

En effet, la gestation, puis la souffrance, puis le sang de l’oiseau ou du poète finiront par briser l’attente passive, par lui rendre tout cet espace, au sens hispanique du terme « esperar », attendre, mais aussi espérer de cette espérance active des coeurs vaillants à qui rien n’est impossible. Aussi est-ce dans « Choeur d’étoiles », page 11, que « L’or de nos ombres / se vêtira de nos mots (…) en les berçant / des étoiles de nos cœurs ». Et, page 18, c’est parti pour le « Voyage », où se lèvent et s’élèvent « … toutes ces mains (…) pour l’accompagner / dans son voyage ! » Qui dit mieux ? Et qui lit mieux ces mots de feu qui veulent être peut-être écoutés plus encore que lus, entendus, vifs et indomptés, de la bouche même (3) du barde, dont mon pauvre texte ne peut rendre ni la caresse ni la force, ni la douceur, ni le mordant.

Quant à l’amour, il est omniprésent, ici sous-jacent, ailleurs bien lisible, même et surtout lorsqu’il est exprimé par d’autres mots, jusqu’à parfois évoquer, voire l’associer à la mort. Je pense notamment à ces vers, page 69, où El Amraoui écrit « … Quelques mains dessinent encore / des souvenirs d’amours fusillées… », et m’évoque, sans lien historique aucun, Jacques et Lotka (4), ce couple d’amants résistants fusillés par les Allemands en août 1944. Parmi les 338 morts (5) de janvier 2011 compta-t-on deux amants fusillés ? un Jacques et une Lotka ? Qu’importe ? Toutes les résistances, les révoltes, les barricades sont soeurs. Magie de la poésie, où la mémoire, la sensibilité, les gènes même du lecteur reçoivent comme terre fertile la semence du poète et la transforment en plant, qui engendre un rejeton, un enfant donc, qui, comme tout enfant, grandit de façon totalement imprévisible !

Et encore l’amour, l’amour tout court, celui du rêve et de toujours ? L’amour toujours plus fort, celui qui envers et contre tout ne cesse de défier la mort ? L’amour galant ou courtois, coquin ou passionné, tendre ou violent, pervers ou innocent, total ou léger, que, nul poète, ses vers fussent-ils dantesques ou petite fleur bleue, n’oublia, ne dédaigna ? Je parle de cet amour par lequel tout commence et tout finit, différemment, bien sûr, selon qu’on le cueille ici ou plutôt là, dans le riche pré de ce recueil, où le poète ordonne au jour naissant : « Chante, aube, que dansent tes plumes ! ». Suffit de se pencher, d’en cueillir les paroles. Voyez donc p. 79, ces vers qui résonnent « … d’appels parfumés d’amour… », ou bien p. 86, ces « Matins ivres », où « … Je te crie mes mots d’amour / de mes impatientes mains… », ou encore p. 89, dans la « Noyade », de ceux « … qu’elle croyait juste de ses vagues / d’amour étreindre »…

Que vous dire de plus, mis lecteurs ? Que pourrais-je écrire de plus sur ce poète pas vraiment « dans le vent », mais sachant prendre à pleines voiles le vent de son temps ? Je parle de ce poète, qui n’écrit n point pour l’académie, ou la critique, ou les pédants, mais peut se vanter de nous toucher de ses poèmes, nous, les lecteurs, les auditeurs, ou les passants. Oui, même l’homme pressé, le dissipé, le distrait – c’est le miracle de Mokhtar – troublé de se retrouver entre ses strophes, ne saurait le rester. De plus, les eaux du poète de Bizerte ne sont pas près de se tarir. Non, car je n’ai pas encore achevé cette présentation, que le flux s’accélère et j’apprends que « Dans le tumulte du labyrinthe », le quatrième recueil de Mokhtar El Amraoui, vient de sortir et se voit déjà à la Foire du livre de Tunis (5 – 14 avril), au stand 715 de la Maison d’Edition Karem Sharif. Bon vent, Mokhtar !

Giulio-Enrico Pisni

 

Notes:
1)MAYARA Éditions, Pépinière d’entreprises, Bureau N0 1, Rakkada, Kairouan, Tunisie, e-mail : mayara.editions@­gmail.com, 1ère édition 2019, tous droits réservés pour l’éditeur.

2)Le lecteur ne m’en voudra pas, j’espère, pour ce bref retour arrière. En tout cas, la charrue ne m’a pardonné et les boeufs, patients, oublient.

3-  Exemples de lectures publiques de Mokhtar El Amraoui : www.youtube.com/watch?v=-ebzqY-64Uo, ou www.youtube.com/watch?v=kEYZ9cYjmj

4- Le capitaine de vaisseau Jacques Trolley de Prévaux et Charlotte Leitner, appelée Lotka, mannequin vedette polonaise de la grande couturière Madeleine Vionnet.
Chiffre officiel, mais j’en ai vu de bien plus élevés.

5-Chiffre officiel, mais j’en ai vu de bien plus élevés.

vendredi 19 avril 2019
Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek

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