Les archives des commentaires poétiques de Mohamed Salah Ben Amor :3 – Les poèmes et les récits de Patricia Laranco :3-13 :Phobie sociale

Patricia Laranco

 

 

La maison était remplie de pièces ombreuses, de réduits feutrés, d’alcôves tapissées de laine qui y entretenaient une atmosphère duveteuse.

Sous le coup de l’ennui, j’y allais et venais inlassablement, de pièce en pièce, de salle de bain au carrelage glissant en chambre douillette où s’amoncelaient les jouets d’enfant qui voulaient à toute force que je joue avec eux. Dans le fond, j’adorais ces pièces, elles m’étaient tellement familières ! Elles avaient le don de me rassurer, de me rendre singulièrement proche des objets qu’elles contenaient, qu’elles proposaient sans cesse à mon toucher, à mon regard. Elles tissaient – et assuraient la pérennité – d’un monde dénué de heurts.

Mais immanquablement (quoique, le plus souvent, au terme de très longues heures) surgissait la lassitude, l’impression d’avoir fait “tout le tour”, d’avoir épuisé la totalité des plaisirs intimistes et solitaires que la vaste demeure aux angles si arrondis avait à m’offrir.

Dominant ma peur, je me glissais alors vers la porte d’entrée; je l’entrouvrais puis je risquais le bout de mon nez à l’extérieur.

Constatant que tout était calme et une fois apaisés les battements de mon cœur dus à l’appréhension, je prenais le risque supplémentaire de me faufiler sur la terrasse.

Bien que toujours emmitouflée dans une aura invisible mais omniprésente de crainte, d’alerte, je contemplais le spectacle intimidant du monde extérieur. Sur le qui-vive, j’étais, bien sûr, en permanence prête à battre en retraite.

Je songeais à mon protecteur, dont l’absence s’éternisait et, dès lors, mon regard s’enhardissait, se levait vers le plus lointain des lointains, vers l’horizon de faubourgs plats et bleutés par une brume légère.

Juste devant moi, la terrasse, pleine de soleil et d’air qui s’en venaient frapper le ciment nu surplombait une longue esplanade dont les allées de terre pâle étrangement bourbeuses étaient ponctuées de rangées d’arbres aux troncs trapus, à l’écorce claire et noueuse qui paraissaient toutes alignées au garde-à-vous.

Aucun bruit ne se laissait entendre; nulle présence humaine ne se trahissait. Ce silence et cette désertion par l’Homme faisaient mon bonheur. J’y voyais une grâce, un encouragement à demeurer là, à baisser quelque peu la garde.

Je me grisais de cette sensation de nouveauté,  presque d’apesanteur qui ne manquait pas d’en résulter.

Toutefois, en général, cette euphorie à nulle autre pareille ne durait pas. Brusquement éclatait un bruit, que  je trouvais, toujours, explosif, et qui la mettait en pièces.

Cela commençait par une résonance unique et isolé puis très très vite, cela se convertissait en une onde de vacarme qui se mettait à courir sur l’ensemble de l’espace. Et à peine avais-je eu le temps de me demander quelle en était la source qu’ils apparaissaient…silhouettes juvéniles et remuantes enserrées dans de longs pulls lâches, tout simples.

C’étaient les jeunes…les étudiants en goguette, électrisés par leur appétit de vivre.

Revenant en force, mon appréhension se caillait dans ma trachée artère.

J’avais beau battre le rappel des mantras que j’avais appris et qui me serinaient pieusement qu'”il n’y avait pas de danger” et que “ce n’était qu’un groupe de jeunes, de gosses”, la pression de l’appréhension irraisonnée se faisait trop forte. Ma résolution crâne de “faire face, cette fois” s’évanouissait en un clin d’œil.

Et, piteusement, le cœur plus bruyant qu’un tambour dans ma poitrine, je rebroussais chemin, accablée de dépit autant qu’assaillie de vague nausée et de sueur froide, vers l’intérieur de la grande maison, vers ses vastes pièces tranquilles, familières, reposantes, silencieuses. Matricielles.

 

*

 

“Il va bien falloir que tu te décides à sortir, à mener  enfin une vie NORMALE !” me décocha, un jour, mon protecteur.

Ce n’était certes pas la première fois qu’il me le disait, mais c’était, en revanche, la première fois qu’il le martelait avec autant de force, d’impatience.

Puis il partit. Il avait ses affaires à mener, à l’extérieur.

Je me sentais, pour ma part, horriblement culpabilisée.

Il me semblait, du coup, que les murs, tout autour moi, se liquéfiaient, et qu’ils rapetissaient en se couvrant de grosses larmes glissantes, charnues en forme de perles.

Ce jour-là, je laissai de longues, d’interminables minutes s’écouler tel une goutte à goutte, en rongeant mon frein. J’étais plongée dans une sorte d’état d’immobilité cataleptique.

Par la suite, mon angoisse et ma colère impuissante contre moi-même se dissipèrent.

Je restai encore immobile de longues heures, mais cette fois en grinçant des dents.

Puis mon corps me lança un signal d’alarme : je m’engourdissais !

Assez péniblement, je me levai, histoire de dérouiller mes muscles; je fis les cent pas, en continuant à grincer des dents, pareille à une bête en cage. Finalement, un bout de phrase, d’abord nébuleux, s’insinua en moi. Lorsqu’il se décanta, je sus ce qu’il avait à dire : “ça ne peut plus durer !”.

Mais étais-je prête ?

Non, certes pas. Il fallait se rendre à l’évidence…

Ma fébrilité nouvelle me poussa pourtant du côté de la porte. Le cœur à nouveau assailli par l’affolement, je l’entrebâillai.

Le dehors et sa grande lumière.

Aucun mouvement; aucun son.

Vaguement rassurée par cet indice qui me semblait de bon augure, je m’enhardis. Jusqu’à avancer, jusqu’à me couler sur le ciment gris de la terrasse.

L’esplanade, au-dessous de moi, était vide; rigoureusement vide.

Sans crier gare, une idée loufoque mais impérieuse me vint.

N’écoutant qu’elle, je me ruai de nouveau à l’intérieur de la maison, où je dévalai plus vite qu’une cataracte la volée de marches qui plongeait en direction des profondeurs du garage-remise.

Là, dans les remugles d’essence et de dépôts de poussière, je le vis, qui m’attendait.

Mon enveloppe charnelle me réclamant à corps et à cri de l’exercice et de l’air, je l’empoignai séance tenante.

 

*

 

C’était un vieux vélo recouvert de peinture noire écaillée et de pans de rouille, tout grêle et fabuleusement roide.

Je le traînai dehors, sur l’esplanade déserte.

Ça m’essouffla.

Je ne l’en enfourchai pas moins, me juchant sur la selle malcommode, triangulaire et plate (à vrai dire, par son aspect, beaucoup plus semblable à une truelle qu’à une selle), aussi démesurément haute que démesurément  dure et, non moins désagréablement, pointue et dotée de bords minces propres à vous cisailler la chair.

Là-dessus, mon regard s’abaissa vers les pédales : étaient-elles étranges ! Elles consistaient en deux énormes et longs rectangles de métal tout plat dont la taille, par rapport au reste de l’engin, semblait fabuleusement disproportionnée et étaient bordées sur tout leur pourtour d’un minuscule bourrelet de métal qui devait avoir soi-disant pour fonction de caler le pied. Reste que, vues sa hauteur dérisoire et sa minceur, il ne calait rien du tout, et que je n’avais jamais vu d’objet aussi absurdement incommode que cette fichue bicyclette…

Bravement (car j’étais très déterminée) je logeai mes deux pieds chaussés d’espadrilles à l’intérieur de chacune de ces deux curieuses pédales. J’appuyai à mort ma semelle contre la surface plate, métallique, rectangulaire…cela n’allait pas être évident !

Quelques minutes plus tard, néanmoins, ça y était : je pédalais ! Ou – plus exactement – je luttais de toutes mes forces contre la raideur grinçante de cette machinerie et contre les multiples et dangereuses traîtrises des pédales glissantes.

Je la poussai sur les allées détrempées, boueuses, saturées de flaques d’eau et d’ornières…tant que, bientôt, j’en eus membres et dos tout courbatus à force d’efforts, d’arc-boutements, de contorsions sans nombre, de frayeurs qui me sciaient le souffle.

Mais je persévérai pourtant, en me mordant inconsciemment la lèvre, l’œil fixé  de manière farouche et exclusive sur les embûches que dressait devant moi la terre défoncée, d’une pâleur de mastic.

La bicyclette glissait et cahotait fort laborieusement, et c’était tout à fait de justesse qu’elle évitait les dérapages  fatidiques.

Bientôt, je fus si concentrée sur ma tâche, sur ma volonté de maîtrise de cet engin quasi-diabolique que je ne prêtais même plus attention aux mouvements de l’armée de feuillages obscurs que le vent agitait sans trêve au-dessus de ma frêle personne.

J’accomplis, si je ne m’abuse, une bonne dizaine de fois le tour de l’esplanade.

Je ne vis pas non plus les nombreuses silhouettes de jeunes gens qui surgirent et se regroupèrent à l’avant de l’esplanade, non loin de ma terrasse.

Quant au bruit de voix et de chahut qu’elles produisaient, la brise ne le porta pas davantage vers moi.

J’étais parvenue (ça tenait de l’exploit !) à maîtriser complètement ce vélo raide, mal foutu et aussi rouillé qu’un vieil arthritique ou que la malheureuse recluse phobique sociale que j’étais devenue.

A quelques pas de moi, tout au bout de l’allée creuse que j’étais désormais  en train de gravir, j’aperçus tout à coup une haie de jambes de pantalon sombres qui s’agitaient. Sous le choc, je freinai, ce qui entraîna un sinistre et long bruit de grincement.

Et je les vis pleinement. Tout près.

Ce n’étaient rien d’autre que de jeunes garçons souriants, qui respiraient la gaieté et la vie.

Ils s’amusaient entre eux. De la manière la plus innocente du monde. Quand ils me virent, ils m’adressèrent des regards francs, sympathiques, ouverts.

Je  pris alors la mesure du caractère totalement délirant de mes craintes. Et, d’un seul coup, le noir nuage qui m’enveloppait le mental se dissipa. Un rai de luminosité en profita pour s’y frayer passage. J’eus une soudaine et extraordinaire impression de délivrance. Tout changeait.

 

 

Essayons de déchiffrer les principaux signes symboliques utilisés dans cette nouvelle. L’idée maîtresse de laquelle l’auteure a généré son texte est le repli sur soi qui paraît ici pathologique et qui a  presque tous les symptômes de l’autisme. Le premier  de ces signes est la maison  pleine de pièces  et d’alcôves  dont la signification la plus probable serait l’intérieur de la locutrice  composé de plusieurs plis où logent  une forte  appréhension d’origine inconnue  et  une crainte  irraisonnée . Le second est le vieux vélo difficile à manipuler qui peut signifier les obstacles d’ordre psychologique  qui l’empêcheraient d’aller aisément vers l’Autre  pour communiquer  sainement avec lui  .Quant à l’extérieur vaste mais vide ,il joue surtout un rôle technique qui est d’amplifier la phobie sociale de l’auteure, étant donné que  même en l’absence de l’Autre ou la rareté de sa présence,  sa détresse demeure persistante . La fin a servi à mettre en évidence la distance énorme entre le trouble dont souffre la locutrice et les gens normaux et sains au niveau des relations sociales. Un texte bien écrit et dont le contenu est  riche et profond .

 

 

 

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