Mes souvenirs avec le grand critique tunisien Abou Zayane Essaadi(4)

Abou Zayane Essaadi

 

Pratiquement,  Abou Zayyane Essaadi, du fait des idées qu’il portait  ne pouvait être pour moi qu’un antagoniste. Et c’était ce qui s’était réellement passé à la fin des années 60 et aux débuts des années 70 lorsque l’avant-garde tunisien prônait l’expérimentation dans le récit et en poésie et l’usage  des méthodes modernes en critique qu’Abou Zayyane rejetait catégoriquement. En cette période, il ne s’approchait pas de nous et n’était jamais venu au café »Brazilia » au centre du Palmarium à Tunis où nous nous asseyions presque chaque jour. Mais nous lisions les attaques qu’il portait contre nous dans les journaux. L’un de nos amis, l’écrivain pour enfants et éditeur, Chedli Ben Zouitine le dénommait « Le ministre de la guerre » et nous le voyons tout juste passer dans la rue sans lui adresser la parole.

En juin 1971, je fis ma première rencontre avec Abou Zayyane. Un jour , j’ai rencontré au Kram  à la banlieue-nord de Tunis où j’habitais le poète et speaker à la radio Mohamed Masmouli qui y était venu passer son congé estival et nous nous donnâmes rendez-vous le lendemain dans un café de la localité de l’Aéroport limitrophe du Kram . Au moment convenu, j’ai trouvé Masmouli attablé avec le poète feu Abdelmajid Ben Jeddou et Abou Zayyane qui enseignait à cette époque au lycée de Carthage- présidence et habitait dans la localité de Khéreddine tout près de ce lieu . Dès qu’il m’a vu, il s’est levé en disant : « Je ne m’assois pas avec les anarchistes ! ». Mais Masmouli s’adressa à lui d’un ton ferme : « Rassois-toi Bou Zayyane et ravale ce que tu viens de dire. Je viens ici pour me reposer et je ne veux pas qu’on me perturbe mon congé ».Il se rassit mais continua à attaquer à haute voix l’avant-garde. Et je  répondais calmement et rationnellement à toutes ses attaques, en insistant sur son plein  droit d’adopter des idées contraires aux nôtres. A la fin, en nous levant, il dit :« C’est la première fois que j’ai rencontré un anarchiste sympathique ! ».A quoi j’ai répondu : « Et moi c’est la première fois que j’ai rencontré un ministre de guerre inoffensif ! ».

Dès lors, nous étions devenus amis ou plutôt « amis jurés » comme il le disait et nous nous assoyions  ensemble dans les cafés de la banlieue-nord et de Tunis mais  sans que l’un de nous fasse la moindre concession à l’autre. Et nos débats intenses  continuaient sans répit, que se soit  verbalement au cours de nos rencontres ou dans les périodiques.

Cependant en 1990, à la parution de mon anthologie de la poésie tunisienne qui avait soulevé des réactions violentes de la part des poètes qui n’y étaient pas retenus, Abou Zayyane qui était à la tête du supplément culturel du journal « El horria » avait, contre toute attente, bien accueilli l’ouvrage et s’était mis à le défendre contre ses détracteurs, tout en émettant des réserves  à l’égard des poètes qui écrivent la poésie non-conforme à la métrique bien que je n’en ai retenu qu’un très petit nombre . Plus même, il m’a téléphoné pour me dire qu’il a refusé de publier un flot d’articles injurieux à l’encontre de ma personne, m’invitant à venir y jeter un coup d’œil dans son bureau. Ce que je n’ai pas accepté, lui affirmant que ces articles me laissent indifférent et qu’il peul s’il le veut les publier.

Et le secret de cet accueil chaleureux qu’il a réservé à mon anthologie est que la plupart des poètes classiques qu’il adorait et qui étaient des zeitouniens comme lui y figuraient, tandis qu’ Aboulkacem Mohamed Kirrou m’avait reproché à la même période de ne pas les avoir ignorés parce qu’un bon nombre d’entre eux collaboraient avec les autorités coloniales et il m’avait montré un livre publié par la régence générale en 1943  comportant un ensemble de poèmes déclamées par leurs auteurs dans la régence même au cours d’une soirée poétique qu’elle avait organisée. Un autre poète classique parmi eux avait lu en 1938 quelques semaines après le carnage du 9 avril un poème élogieux à l’intention du ministre de la culture de l’état colonial qui était venu à Tunis pour inaugurer la Radio de Tunis. Et ce poème a été lu après lui en français par Mustapha Kaak.Et cela pose , en vérité, une grande problématique :jusqu’à quel point  l’historien scientifique peut-t-il reconnaître des écrivains et en exclure d’autres en s’appuyant sur des critères idéologiques et politiques ? Car dans toutes les universités du monde évolué il est formellement interdit de recourir à ces critères.

 

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