Portraits de femmes (1) et (2) par : Fatima Maaouia-poétesse tuniso-algérienne

Fatima Maaouia

(1)

Néjia…

Le téléphone sonne, 
Une voix atone..

Qui ça peut être? Nejia?
Les bras m’en tombent
Nejia, cette voix d’outre-tombe? 
Impossible!
Mon cœur pris pour cible..

Néjia?
C’est bien elle, Néjia,
Mon ancienne femme de ménage
Princesse des neiges et des étés brûlants 
L’ appareil brûle mes doigts…

Sans voix…
Je ne reconnais pas la voix
Que le carnage
De la maladie a broyé 
Mon cœur se met à aboyer.

Je la croyait morte 
La fleur du Nord Ouest 
Horizon 
Qui a frappé à la porte
De ma maison
Qu’elle remplissait d’est en ouest 
Et du nord au sud, de propreté proverbiale, 
De proverbes et de chants populaires

Véritable radio arabe libre et sans frontières…

Aux arbres, à la météo, la circoncision des petits, le prix du pain, de l’huile, 
De la poterie, de l’or et du henné, 
 A la vie de son quartier, échos du métro, les vicieux…
Elle prenait deux bus…
C’est dire tous les bleus et préjudices 
Qu’elle se coltinait
Dans la peau 
Et quelle se devait de me raconter
Avec ses mots….

De la télé, ou du trottoir
Quelles histoires!
Quelle musique!
Elle y mêlait même la politique !

Robes 
Fleuries et longues jupes aux couleurs du globe,
Tête et bras vaillants nus
Pur jus,
Elle n’aimait pas les barbus
Et leur barbecue.

Nous avons partagé le pain 
Et le sel. 
Elle aime le jardin et mon chien 
Elle connaît mes enfants,
Le nom de mon père et de ma mère, 
Sait même
Que j’écris des poèmes.

Nulle autre qu’elle 
Ne mettait autant de zèle
A faire briller le vieux lit de cuivre …
Et à casser la vaisselle.

Comment ai-je pu toutes ces années 
Vivre sans elle
Et sans la tannée 
Administrée de main de fer
A la poussière 
Et aux toiles d’araignée ?

Quand elle partait, avait de la lumière 
Dans l’air.

Toujours zen 
Elle rêvait de semer le blé 
Et de faire du pain à l’ancienne.

Oh, rassurez- vous ! 
Elle avait bien des défauts
Et gros…
Comme tout un chacun d’entre nous,

D’abord la guerre civile
A domicile…
Elle avait une dent 
En aval et en à amont
Contre le jardinier
Qu’elle considérait comme poussière 
En guerre ouverte
Et permanente contre lui.
Elle lui disputait le terrain
Et rabattait le caquet à ses mains
Pelle, bêche, râteau …
Et mots 
Et pour rien…
Elle disait qu’il me menait en bateau 
Le jardin à vau l’eau
Et me suppliait de le renvoyer 
Si une plante n’allait pas bien.

C’est qu’elle avait la main verte 
Nejia.
A son contact
La moindre brindille, 
Même bouffée de vert de gris
Se remplissait de fleurs et de fruits…
C’est dire 
Que pour lui faire plaisir,
On était presque prêts 
A le piquer comme moustique 
Et rayer d’un trait 
Le loustic
Dont la seule vue de son physique 
Lui faisait retrousser le nez
De défiance et de dépit

Puis 
Les flots d’eau à gogo, 
La javel partout.
Quitte à ce qu’elle lui ronge la peau

Et, tant, et tant de trouvailles géniales 
Dont celle
Des heures durant s’échinant
A essayer d’enfiler du fil à coudre dans l’orifice 
Absent
D’une épingle à nourrice
En grommelant et pestant
Contre les aiguilles 
Made en Chine…
Elle n’était pas bête 
Néjia…sauf qu’elle refusait de plier l’échine ,
De se soumettre au diktat des lunettes 
Et que ça coûtait les yeux de la tête

Et cette autre fois, 
Qui a avalé ce maudit suppo
Au lieu de le mettre là… où il faut?

Quel massacre! Quel effroi !
Même que les murs et le sol
S’en souviennent encore, je crois 
De nos éclats de rires, de notre peur 
Et de nos pleurs 
Tant les rires étaient forts…

Elle n’était pas bête 
Néjia…sauf qu’elle n’a jamais été à l’école

C’est bête …
Mine de rien
Tout un symbole !
Son copain de docteur lui a fait une colle ..

Y avait pas de mal 
A ce que l’animal 
 Lui explique un brin 
Au lieu de la lâcher en pleine nature 
En pâture 
Avec son pâté de confiture au cyanure.

Néjia, sept enfants
Maintenant grands
Dont trois mariés 
Comment t’oublier?

Aujourd’hui, Fleur de vie
Née pour être abîmée par la vie
A l’heure où ton homme 
S’abandonne 
Au bras des cafés et bars

Que tes petits
Manifestent pour Qatar,
S’en vont faire la guerre
Pour d’autres pays 
Dont on a foutu la paix par terre
Ou se jettent à la mer

Tu veux travailler?

Depuis le temps
Je croyais que ton impôt à la vie sans printemps…
Était terminé …depuis longtemps

(2)

Amélie

Elle avait passé toute sa vie
Au service des livres, Amélie. 
Toute sa vie
En cette bibliothèque, avenue de Paris

Elle en vu, avalé et bu des livres, Amélie 
Des épais, des pavés, 
Controversés ou dépravés
Minces feuillets interdits, petits ou gros
Sages, ou fous

Certains à jamais à la page
D’autres, pure poésie 
Et d’autres 
Frappés d’une étrange maladie…
Personne jamais ne les demandait.

Pour cette raison Amélie 
les aimait.

Profitant d’un creux 
D’une pause café, elle allait à eux
Voir un peu ce qui clochait en eux…

Elle a passé toute sa vie
Au service des livres,
Amélie 
Mais ceux-là, elle les faisait vivre
Amélie

Au fil des rencontres, en cette bibliothèque, avenue de Paris, 
Elle avait des nœuds à la gorge et le cœur qui battait, Amélie

Lorsque elle découvrait le tumulte, l’or caché 
La passion, la rage 
délire, les feux inattendus qui échappaient des pages 
Des livres moisis
Aux jaquettes en miettes et robes tachées 
Reliés entre eux par le déni et l’oubli. 
Elle ne faisait que lire et relire 
Ces trésors enfouis 
Tant leur évidente beauté crevait les yeux 
Transperçait le cœur, nourrissait l’âme 
Éclairait l’esprit…

Prenant soin de toujours ôter
La poussière des pieds, fatigués de faire le gué 
Mais heureux d’avoir enfin porté 
A bon port leur cargaison flammes 
Et or

Alors elle les berçait.
C’était sa manière à elle de prier, Amélie 
qui aurait pu être Numidie ou Ali

Et tous les livres à la mode devenaient gris.

Elle avait alors 
Une pensée pour l’auteur
Qui méritait tous les honneurs 
Et que personne ne connaissait encore

Quand elle ressortait du temple de l’oubli 
Avec des acariens dans les cheveux
Son café avait refroidi

Mais Amélie 
N’en n’avait cure.
Elle avait dans les yeux des lueurs d’or 
Et des papillons azur.

En renfermant la lourde porte
En cette bibliothèque avenue de Paris 
Elle se sentait plus forte…
Amélie

qui aurait pu être Numidie, Ali ou Nathalie.

Après son départ, les livres, aube niée
Sous les corps pliés
Que jamais personne ne demandait, priaient:
“Pourvu qu’elle vienne encore aujourd’hui, Amélie 
Qui aurait pu être Numidie, Ali ou Nathalie
Faire le mur ,
Traverser le corridor de la mort
Où l’industrie du livre nous a mis
Pour prendre dans ses bras les murmures
Et les cris de nos vies.”

Et Amélie 
Revenait toujours 
Le cœur des livres oubliés devenait alors moins lourds
En cette bibliothèque, avenue de Paris 
Close de hauts murs
Où à l’intérieur
Chaque livre était fleur
Et défendait ses murmures 
Et sa cause 
La Rose
C’était Amélie 
Qui aurait pu être Numidie ou Ali.

(à suivre)

 

 

 

Un commentaire

  1. Avatar

    Magnifique elle un point commun avec le jardinier ces plantes et fleurs c’est la main verte.quand à l’ignorance elle est victime de ses bourreaux .la pauvre s’est pris un suppo bucco au lieu de le mettre sous le capot

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